Paroles d'artiste

Emmanuelle Lainé : « Je parle d’“allégories expérimentales” »

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 9 décembre 2014 - 679 mots

À la Fondation d’entreprise Ricard, à Paris, Emmanuelle Lainé (née en 1973) bouleverse le spectateur et ses repères avec une exposition qui, par endroits, confine à l’atelier et qui se voit dupliquée par des photographies des lieux à l’échelle un.

Cette exposition, qui emplit l’espace d’une installation mêlant sculpture et photographie, est-elle conçue comme une extension de votre travail photographique ?
J’ai décidé il y a quelques années que les formes produites ne sortiraient plus de l’atelier et que ce qui serait présenté lors des expositions serait une archive imprimée en « taille réelle » des sculptures montrées dans un état brut. Il m’est très vite apparu évident que l’utilisation de la photographie me permettait de déplacer mon atelier où je le désirais, pour de courtes périodes de production. J’ai donc pu commencer à travailler dans toutes sortes d’endroits, d’ailleurs pas forcément propices à la production de sculptures, comme la salle de détente d’un établissement hospitalier de jour de santé mentale à Nevers (Nièvre) ou bien la billetterie du presbytère des Arques (Lot).

Travailler dans les lieux d’exposition où je suis invitée me permet de montrer ces grandes photographies dans les endroits mêmes où elles ont été prises et bien sûr là où les sculptures ont été réalisées. Ceci provoque cette confusion à laquelle le titre de l’exposition, « Le plaisir de la confusion des frontières », fait référence. Par confusion, j’entends un brouillage des frontières entre deux catégories, la photographie et la sculpture ; des catégories qui sont des présupposés, des raccourcis cognitifs permettant de connaître sans vraiment observer.

Cet usage de la photographie à l’échelle 1 a-t-il aussi pour but d’augmenter l’expérience du langage ?

Le médium photographique augmente l’expérience de l’œuvre. Il me permet de faire perdurer dans l’installation un instant du processus de fabrication dans toute sa complexité, même si les matériaux qui le constituent sont périssables. De plus, cet instant, comme la totalité du processus d’ailleurs, peut être déplacé, rejoué dans d’autres lieux, et la photographie permet ces circulations. Et on trouve en filigrane la question de la consommation de l’œuvre d’art reproduite, qui, à l’époque des blogs et de leur rapidité de diffusion, est en train de surpasser l’expérience dite « réelle ».

Le projet de cette exposition est de dépasser cette partition pour élaborer un espace où les deux approches s’enrichissent l’une l’autre. Cet espace est pour moi un espace « technique » créé par la mise en place d’un système technique rudimentaire de prises de vue agrandies et encollées sur place. C’est dans cet espace élargi, augmenté, redondant parfois, qu’est élaboré un processus sculptural pendant le temps du montage, en travaillant à rebours. Je commence par décider du cadrage des prises de vues de l’installation, ce qui me permet de délimiter les différentes zones dans lesquelles seront conçues les sculptures. La forme des sculptures est ensuite décidée en fonction des dimensions de ces zones et des éléments de mobilier déjà sur place. Enfin sont choisis les matériaux les plus aisément utilisables dans ces conditions.

Une certaine esthétique du chaos ou du désordre s’impose dans cette exposition, mais aussi dans nombre de vos photographies. Qu’est-ce qui vous retient dans cette esthétique ?
Effectivement, on n’est pas censé verser de l’argile liquide sur la moquette d’un centre d’art ! Je pense que ce qui est visible sur les photos et dans les installations, ce sont les restes d’une action visant à la fabrication d’une ou de plusieurs formes. Ces fabrications impliquent la transformation de matières, leur passage d’un état à un autre, mais aussi l’utilisation d’outils qui s’usent et parfois se cassent. L’impression de désordre provient d’un déplacement du lieu de mise en œuvre. Les normes, comme les liens logiques qui unissent les objets et les matériaux dans un atelier, ne sont pas les mêmes que ceux qui se créent dans un espace d’exposition traditionnel. Dans ce laboratoire provisoire je n’assemble pas que les objets entre eux, je pense avant tout à la composition d’une expérience à partir de ces deux contextes, de ces deux registres sémantiques. Je parle alors d’« allégories expérimentales ».

Emmanuelle Lainé. Le plaisir de la confusion des frontières

Jusqu’au 10 janvier 2015, Fondation d’entreprise Ricard, 12, rue Boissy d’Anglas, 75008 Paris, tél. 01 53 30 88 00, www.fondation-entreprise-ricard.com, tlj sauf dimanche-lundi 11h-19h.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°425 du 12 décembre 2014, avec le titre suivant : Emmanuelle Lainé : « Je parle d’“allégories expérimentales” »

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