Éviter les contresens

Par Bérénice Geoffroy-Schneiter · Le Journal des Arts

Le 26 novembre 2014 - 871 mots

Des miniatures mogholes aux estampes japonaises en passant par les nudités « primitives » sculptées, les jeux de l’amour s’exposent sous tous les angles dans les musées n Mais peut-on parler d’érotisme au sens occidental ?

Qu’est-ce que le Kâma-Sûtra ? Un recueil d’acrobaties, où un homme se tient sur la tête et a une relation sexuelle avec une femme dans cette position ? Est-ce un ouvrage sur les délices orgiaques, où un homme satisfait trois femmes à la fois ? Un aphrodisiaque qui plonge hommes et femmes dans un état d’ivresse délicieuse ? Un manuel à l’usage des hommes qui souhaitent avoir l’érection et l’énergie sexuelle d’un étalon ? », questionne d’emblée le docteur Alka Pande en préambule de la très sérieuse exposition qu’elle consacre au Kâma-Sûtra.

Le visiteur occidental qui franchirait le seuil de la Pinacothèque en quête de pulsions érotiques risque en effet d’être fort déçu ! Ni voyeuriste, ni complaisante, l’exposition plonge ainsi aux plus profondes racines de la pensée indienne qui vit éclore, entre les IIIe et le Ve siècle de notre ère, l’un de ses textes les plus poétiques et les plus mystiques. Née sous la plume d’un mystérieux brahmane du Nord de l’Inde nommé Vâtsyayana, cette « bible du désir amoureux » ne saurait, en effet, se résumer à un catalogue imagé de mille et une cabrioles destinées à mener à l’orgasme. La tradition veut même que ce texte – qui devait tant embraser l’imaginaire des Occidentaux lors de sa première traduction en anglais par Richard Francis Burton, en 1883 – fût rédigé par son auteur dans un état de méditation et de chasteté suprêmes ! Composé de sept livres divisés en trente-six chapitres (soit un découpage rigoureux qu’épouse le parcours de l’exposition), le Kâma-Sûtra oscille entre traité philosophique et manuel de savoir-vivre. Fortement nourri des principes hindous, il vise à atteindre l’harmonie entre deux êtres et peut s’interpréter comme une allégorie de l’union (yoga) au Divin. Destiné à l’origine à l’aristocratie indienne, puis aux classes citadines aisées et aux courtisanes, ce long poème versifié ne sera cependant accompagné d’illustrations qu’à partir du XVIe siècle, sous le règne de l’empereur moghol Jalâluddin Muhammad Akbar. Les peintres de miniatures vont alors puiser à satiété leur inspiration dans ce recueil de conseils avisés en matière de relations conjugales et extraconjugales.  Mais là encore, il serait vain de plaquer notre grille de lecture occidentale sur ces images dont le caractère « érotique » s’avère, en fait, bien différent du nôtre, pour ne pas dire frustrant ! Si les coïts entre femmes, hommes, voire animaux, composent un catalogue d’une précision quasi-clinique, les expressions des visages trahissent une impassibilité, pour ne pas dire un ennui abyssal. En terre indienne, l’union entre deux êtres est, ne l’oublions pas, d’essence sacrée. Ainsi, nul caractère gratuit, encore moins frivole dans ces accouplements qui renvoient à ceux des déesses et des dieux. Qu’elles soient sculptées sur les façades des temples ou magnifiées par le pinceau des peintres, les étreintes amoureuses revêtent, aux yeux des Indiens, une tout autre signification. Loin d’être obscènes, encore moins pornographiques, ces saynètes érotiques célèbrent les forces fécondantes de l’univers, la dimension cosmique et sacrée du désir…

Les fantasmes japonais au comble de la sensualité
C’est une ambiance plus profane que distille l’exposition consacrée à « L’art de l’amour au temps des Geishas ». Conçu par Francesco Paolo Campione, le directeur du Museo delle Culture de Lugano, le parcours brosse une anthropologie des pratiques érotiques sous la florissante époque d’Edo (1603-1867). Si le sentiment amoureux au sens psychologique du terme semble bel et bien exclu de ces ukiyo-e (« images du monde flottant »), l’on sent palpiter un sentiment hédoniste de l’existence, aux antipodes des sévères préceptes confucianistes comme de notre pensée culpabilisante judéo-chrétienne. Sous le pinceau des plus grands maîtres de l’estampe (d’Utamaro à Hiroshige, en passant par Hokusai), tout n’est que frissons des chairs, extases imminentes. Parfois aussi, les corps se tordent et le sourire béat de l’orgasme vire à la grimace. Doit-on interpréter ces coïts endiablés comme l’apologie d’un désir érotique aux accents sadiens ? Force est de constater que bien des shunga (ou « images de printemps ») n’ont rien à envier aux fantasmes les plus osés du monde occidental ! Le sexe féminin y est célébré dans sa crudité la plus radicale, telle sur cette estampe signée Hiroshige dont le cadrage en gros plan évoque irrésistiblement celui de L’Origine du Monde de Courbet.

Le Musée Barbier-Mueller de Genève achève cette « pérégrination érotique ». Résolument esthétique, une petite exposition juxtapose, dans un esprit de totale liberté, des « nudités insolites » nées sous le ciseau de sculpteurs antiques, africains ou océaniens. Masculins ou féminins, stylisés ou réalistes, ces corps saisis dans le plus simple appareil n’ont pourtant rien d’érotique. Ils exaltent, là encore la puissance et la pérennité du clan, les forces régénératrices de l’univers. « Ces œuvres riment tour à tour avec fécondité, maternité, virilité, pouvoir, mort, vie, sexualité et deviennent dans notre regard un art que l’on observe et que l’on admire », résume ainsi Laurence Mattet, la directrice du musée. Libres à nous de les goûter, au-delà des cultures et des siècles, comme de fascinants et redoutables « objets du désir ».

Le Kâma-Sûtra : spiritualité et Érotisme dans l’art indien, jusqu’au 11 janvier 2015, Pinacothèque 2, 8 rue Vignon 75009 Paris, catalogue Pinacothèque de Paris/Gourcuff Gradenigo, 206 pages, 39 €.
L’Art de l’amour au temps des geishas, les chefs-d’œuvre interdits de l’art japonais d’Utamaro à Hokusaï et Hiroshige, jusqu’au 15 février, Pinacothèque 1, 28 place de la Madeleine, 75008 Paris, catalogue Pinacothèque de Paris, 336 pages, 42 €.
Nudités insolites, jusqu’au 28 février 2015, Musée Barbier-Mueller, 10 rue Jean Calvin, Genève (Suisse), catalogue Musée Barbier-Mueller/Somogy, 29 €.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°424 du 28 novembre 2014, avec le titre suivant : Éviter les contresens

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