Installations vidéos

Être au monde

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 25 novembre 2014 - 665 mots

Au Mudam, les « Living Pictures » de Sylvie Blocher se nourrissent des propos et sensations de participants extérieurs invités à se suspendre dans le vide.

LUXEMBOURG - Sylvie Blocher a déjà montré son travail à Luxembourg. Cette fois, au Mudam, le musée luxembourgeois sous le commissariat de son directeur, Enrico Lunghi, propose un ensemble de sept pièces récentes que complète, pour le premier mois de l’exposition, la phase intiale d’un projet que le visiteur découvre dans le hall monumental du bâtiment de Ieoh Ming Pei.

Là, une structure mécanique est installée devant un fond de décor, face à une régie et des éclairages de plateau de tournage. Le projet « Dreams have a language » est à double et même triple détente. À la suite d’un appel par voie de presse, Sylvie Blocher reçoit des volontaires inconnus qui apportent selon la demande de l’artiste, « une idée pour changer le monde ». Dans l’esprit d’échange de paroles et d’idées qui gouverne nombre de ses travaux, Blocher enregistre une conversation autour de leurs propositions, avant de les conduire à une expérience très physique, en contrepoint : suspendus par un harnais dans le vide, ils peuvent éprouver le détachement du vol, réagissant selon leur personnalité, abandon, résistance, jeu, tension. Libérant tour à tour imaginaires et corps, favorisant le « lâcher-prise » selon le mot de l’artiste, le dispositif rejoint l’enjeu commun de la pratique de l’artiste : la captation d’une émotion libératrice que les usages sociaux et culturels tendent à refouler, pour laisser parler une sensation haptique, où les mots et les corps parlent non pas d’eux-mêmes, mais par eux-mêmes, du monde commun, de l’histoire partagée.

Voler pour libérer l’émotion
Le pari artistique de Sylvie Blocher est de faire de l’émotion un principe émancipateur, non un recours au pathos individuel, en créant des situations d’échange que ses images tout à la fois captent et produisent. Car ce dispositif n’est pas une fin en soi, il trouve son sens dans une double captation. En filmant en vidéo les corps dans l’espace, Blocher alimente quotidiennement une projection sur quatre écrans installés dans le parcours de l’exposition, qui restitue cette rêverie icarienne – mais d’un Icare délivré de la fatalité de la chute, avec des images qui font accéder de manière très sensible à la dimension poétique en même temps qu’incarnée du projet. La captation se poursuit en s’associant au réalisateur luxembourgeois, Donato Rotunno, et son équipe, engagés avec l’artiste dans la réalisation d’un projet cette fois proprement cinématographique, conçu sans présager de son genre. Fiction, documentaire ? L’artiste amène le réalisateur à une écriture filmique hybride qui se définit en marchant, avec la contrainte de présenter le film ainsi mené à la fin de l’exposition. Cette œuvre en devenir prolonge les enjeux du parcours de l’exposition, au travers essentiellement de vidéos qui ancrent grâce à des paroles, récits où témoignages incarnés, des questions bien plus générales, quant aux identités sociales des individus, de genre, de couleur de peau, quant à la formation des identités nationales. Les portraits muets de jeunes Brésiliens (Living pictures/Les témoins, 2010) font face aux cinq appropriations de discours politiques historiques (de Marx et Engels en 1848 à Obama en 2008) par des interprètes qui les habitent intensément (« Speeches », 2009-2012, collection du Mudam). Le récit de l’attaque de Fort Alamo par trois points de vue (indien, latino et noir) en contrepoint de celui, officiel et érigé en mythe, tenu aujourd’hui sur ce haut lieu touristique texan ébranle le fondement symbolique très américain et très blanc, ainsi que la fabrication de l’histoire nationale. Au point que le musée de San Antonio qui l’avait commandé a préféré, il y a quelques semaines, surseoir à l’exposition de Sylvie Blocher. Plus loin, l’ensemble de unes du quotidien Libération caviardées et annotées rappelle l’ancrage dans le contexte socio-historique d’une démarche forte, qui ouvre et rouvre, parfois comme une plaie, souvent comme un cri, la relation de l’individu au monde, du monde à l’individu.

Sylvie Blocher

Commissaire : Enrico Lunghi

Sylvie Blocher. S’inventer autrement

Jusqu’au 25 mai 2015, Mudam Luxembourg, 3, Park Dräi Eechelen, L-1499 Luxembourg-Kirchberg, T. 352 45 37 85 1, www.mudam.lu, mercredi-vendredi 11h-20h, samedi-lundi 11h-18h.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°424 du 28 novembre 2014, avec le titre suivant : Être au monde

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