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« Ut pictura poesis », le retour

Le Journal des Arts

Le 12 novembre 2014 - 705 mots

Alors que la modernité artistique peut, dans la diversité de ses manifestations, être comprise comme un rejet du paradigme littéraire et narratif de l’Ut pictura poesis (« La peinture est comme la poésie ») (1), de nombreux artistes contemporains semblent au contraire revenir à ce paradigme classique. Prenant le plus souvent modèle sur la musique, la plupart des avant-gardes historiques cherchent en effet à s’affranchir de toute dimension narrative et symbolique au profit de sensations colorées et formelles, à ressentir et à expérimenter comme autant d’accès à la « pulsation du monde » (2). A contrario, s’affirme à partir des années 1960 une primauté du discours sur ce qui est donné à voir et à sentir ; la visibilité et la matérialité des œuvres s’offrant comme autant de signes et de symboles à lire et à déchiffrer. Une subordination du sensible au dicible qui est au principe même de l’Ut Pictura poesis, doctrine ayant dominé la scène artistique européenne du XVe à la fin du XIXe siècle : avec la poésie et la rhétorique pour modèles, la peinture doit alors imiter la nature et servir un récit.

L’allégorie comme instrument critique
Parmi les diverses formes que prend le retour de l’Ut pictura poesis au sein de l’art contemporain, l’allégorie semble être l’une des tendances les plus notables. Définie comme discours visuel composé de symboles – discours où le sens littéral des objets et des figures est doublé d’un sens figuré (par exemple, une colombe pour représenter la paix) –, l’allégorie se retrouve aussi bien dans des peintures du XVIIe siècle français que chez des artistes comme Maurizio Cattelan, Mona Hatoum, Mircea Cantor ou Tom Sachs. Mais, alors que cette figure de rhétorique (en tête de la hiérarchie des genres instituée au XVIIe siècle, pierre angulaire de l’Ut pictura poesis) était bien souvent utilisée par les peintres de cour afin de reconduire des vérités établies, les artistes contemporains qui y ont recours cherchent au contraire le plus souvent à déconstruire nos représentations. Un même fonctionnement symbolique se retrouve ici et là, mais pour deux finalités radicalement opposées.
Ainsi de Lipstick [Ascending] on Caterpillar Tracks (1969), une sculpture monumentale réalisée par Claes Oldenburg, figure phare du pop art américain. Soit un rouge à lèvres géant, symbole de l’industrie cosmétique et du genre féminin, juché sur un char militaire, symbole de la guerre et du genre masculin. Par cette apposition d’un « emblème de violence sur des images de l’Eden matérialiste fabriqué par la publicité », Claes Oldenburg propose une déconstruction du « culte et de l’esthétique du corps », ici associés « à la guerre des sexes et non à l’urbanité de la civilisation » (3). Plus récemment, citons Centre de rétention provisoire (2007), une vidéo réalisée par Adrian Paci. Sur une piste d’aéroport, lieu emblématique de l’idée de mouvement, un cortège de passagers représentant l’émigration clandestine monte les marches d’un escalier d’embarquement ne menant à aucun avion, symbole de non-lieu, tandis qu’à l’arrière-plan s’envole un Boeing métaphorisant un ailleurs inatteignable. Tels les mots d’une phrase, images et figures s’articulent en un discours allégorique sur un certain état du monde, où « la majorité sédentaire est dirigée par une élite nomade et extraterritoriale », tandis que de l’autre, « il y a ceux dont le lieu est fixe ou ceux qui en sont contraints au nomadisme ». Soit une mise en crise de « l’éloge généralisé de la mobilité » et de « la fascination pour l’accélération de la mondialisation » (4).

Renouant avec le modèle de l’Ut pictura poesis, Claes Oldenburg, Adrian Paci et bien d’autres encore n’en renouvellent pas moins l’un des genres principaux. Anciennement au service des pouvoirs en place, l’allégorie est désormais un possible instrument critique.

Notes

(1) L’« Ut pictura poesis » est une formule d’Horace extraite de son Art poétique, v. 361, soit, littéralement, « La poésie est comme la peinture », infléchie par les critiques du XVe au XVIIe siècle en « La peinture est comme la poésie ». Voir à ce sujet Rensselaer W. Lee, Ut pictura poesis. Humanisme et théorie de la peinture. XVe-XVIIe siècles, éd. Macula, 1998.
(2) Pascal Rousseau, « Un langage universel », in Aux origines de l’abstraction (1800-1914), Musée d’Orsay, Paris, 2003.
(3) Éric Valentin, Claes Oldenburg, Coosje van Bruggen. Le grotesque contre le sacré, éd. Gallimard, 2009.
(4) Edna Moshenson, « Sujets en transit », in Adrian Paci. Transit, Jeu de paume, Paris, 2013.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°423 du 14 novembre 2014, avec le titre suivant : « Ut pictura poesis », le retour

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