Scénographie

Tout Picasso en 400 oeuvres

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 28 octobre 2014 - 774 mots

Il est difficile de rendre compte de la diversité et la complexité d’une œuvre aussi vaste. Le nouvel accrochage y parvient sans tomber dans les clichés convenus.

PARIS - Qu’est-ce qu’une scénographie réussie ? Une réponse pourrait être : celle qui nous guide, quasi à notre insu dans l’exposition. L’accrochage pensé par Anne Baldassari pour la réouverture du Musée Picasso semble aller de soi, les œuvres se suivent « naturellement ». L’explication donnée par l’ancienne directrice du lieu est simple : « Le parcours reste globalement chronologique, mais comporte des ensembles thématiques et des sortes de raccourcis qui permettent de comprendre le processus de travail et la complexité de la démarche de Picasso ». Il n’est pas certain que l’on comprenne véritablement le processus de travail de Picasso, mais en ce qui concerne la complexité et la diversité de son œuvre, la démonstration est parfaitement convaincante.

Il fallait du courage pour s’attaquer à Picasso, ce démiurge qui hante le XXe siècle, ce visage au regard perçant, qui accède au statut d’icône de la créativité universelle. À la mesure d’une gloire jamais démentie, d’une vie métamorphosée en mythe, d’un patronyme devenu l’emblème de toute inspiration artistique – quand ce n’est pas d’une marque déposée – la tâche était gigantesque. Les calculs sont vite faits : 60 000 œuvres réalisées (peintures, dessins, gravures, collages, sculptures, assemblages, céramiques…), le musée en possède 5 000. L’architecture renouvelée sur cinq niveaux permet d’en présenter autour de 400. Outre la quantité, c’est l’aspect éclectique de l’artiste espagnol qui rend le choix difficile, voire cruel. Refusant d’être enfermé dans des styles, même ceux qu’il invente lui-même, la carrière de Picasso est jalonnée par des sursauts, par les signes d’impatience de quelqu’un qui brûle les étapes. L’artiste ne fait que renouer avec un fantasme millénaire : quitter le temps réel, afin de se réfugier dans le temps artistique qu’il contrôle à sa guise.

Suivre le processus de création
La solution offerte par Anne Baldassari est d’éviter une approche encyclopédique qui prétende à l’exhaustivité et de proposer plutôt un travail par touches qui jettent des éclairages sur telle ou telle phase de sa création. Rien de révolutionnaire, car il s’agit d’un parcours qui ne cherche pas à plier l’œuvre aux désirs plus ou moins justifiés d’un commissaire, mais plutôt à l’accompagner dans ses méandres. Par chance, on échappe à la version composée à l’aune des différentes femmes que l’artiste a connues (bibliquement, il va sans dire). Ici, on ne cherche pas à traduire la panoplie stylistique de Picasso à travers les images de Fernande, Olga, Dora ou Françoise, même si la figure féminine reste le personnage principal de cet univers. De même, si le parcours reste chronologique, il évite la monotonie et la linéarité. Les regroupements stylistiques (cubisme, surréalisme, néoclassicisme) sont ponctués par des thèmes transhistoriques (les autoportraits, la guerre). Ces ensembles restent suffisamment ouverts pour que le visiteur ait le sentiment de comprendre sans qu’on lui fasse la leçon, sans que soient confondues pédagogie et pédanterie. De temps à autre, un chef-d’œuvre surgit, parfois mis en évidence, parfois découvert au détour d’une salle. Ainsi, une monumentale sanguine, Trois femmes à la fontaine, 1921. Ailleurs, c’est la merveilleuse Tête d’homme barbu (1937), aux yeux d’un rouge étrange. Ailleurs encore, Vieil homme assis, (1971), un homme lourdement posé dans son fauteuil, autoportrait déguisé, dont est absente cette vitalité que Picasso présumait sans faille. Non loin de là, dans un autre tableau de 1972 (l’année de la mort de l’artiste), un adolescent tient un pinceau (Le Jeune Peintre). Un rêve éveillé ? Peut-être moins convaincante est la partie consacrée à la collection privée de Picasso. Ce n’est pas sa qualité qui est en question, mais l’absence d’un dialogue avec ses illustres prédécesseurs (hormis avec Degas). Le peintre pratiquait la filiation irrespectueuse, en prenant place lui-même parmi les Maîtres et en s’appropriant leurs chefs-d’œuvre pour mieux en extraire chirurgicalement la substance. Mais, inévitablement, comme toujours dans l’œuvre de Picasso, c’est la tension agressive, la brutalité, le désir de jouissance et de destruction, qu’on ressent pratiquement partout. Ici comme ailleurs. Brutalité et même cruauté avec Le Chat et l’oiseau (1939), dans cette scène hallucinante où l’animal présente sa proie avec une satisfaction non dissimulée. Actes de possession subite, corps à corps sans concessions, inséparables de la jouissance. Quand Picasso exhibe ses activités, artistiques et amoureuses, le geste qui enregistre est aussi celui qui s’empare. L’outil du dessin trace des contours avec volupté et pénètre la chair. Chez lui en somme, puissance érotique et esthétique, pulsions agressives et savoir-faire artistique aboutissent toujours à « l’imbrication des mécanismes du désir et de ceux de la représentation ». (Annie le Brun).

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°422 du 31 octobre 2014, avec le titre suivant : Tout Picasso en 400 oeuvres

Tous les articles dans Patrimoine

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque