Street art

Une brève histoire du street art

Par Stéphanie Lemoine · Le Journal des Arts

Le 30 septembre 2014 - 2270 mots

Longtemps relégué aux marges de l’art contemporain, le street art jouit d’un engouement croissant. Difficile pourtant d’y voir clair au sein d’une nébuleuse aux contours flous qui charrie les pratiques les plus diverses.

Art urbain, graffiti, street art, muralisme, et même art contextuel ou in situ… : les mots pour désigner les œuvres créées dans et/ou pour la rue ne manquent pas. Ils disent la diversité d’une forme d’expression qu’on peinerait à qualifier de mouvement, tant elle se nourrit de racines diverses. Protéiforme, l’art urbain agrège toutes les familles et les générations. Il charrie aussi des esthétiques, des techniques, des cultures qui n’ont que peu à voir entre elles et fraye un chemin entre lettrages à l’aérosol, pochoir, affiche, sculptures ou installations…

Jusqu’au milieu des années 2000, leur plus petit point commun était de s’être forgées dans la rue, avec son lot de précipitation, de prise de risque, de défi à l’autorité (d’où l’usage quasi général du pseudonyme) et souvent de refus de voir l’œuvre monnayée. Son illégalité et sa gratuité distinguaient alors l’art urbain des commandes du 1 % artistique. Aujourd’hui, les pratiques tendent à s’hybrider. L’initiative spontanée alterne avec la commande et l’intervention gratuite ne semble plus contradictoire avec l’adoption de supports marchands – toile en tête. La présence dans la rue devient alors un critère d’appréciation secondaire et cède devant la faveur dont jouissent les artistes dans les médias, sur les réseaux sociaux et en salle des ventes. Certains, comme les Français Ludo et Rero, atteignent sur le marché des prix confortables bien que peu visibles dans l’espace urbain. Dans la même veine, M. Brainwash, antihéros de Faites le mur !, le film de Banksy, ou de nouveaux pseudonymes, semblent être des personnages créés de toutes pièces pour tirer le meilleur parti de l’estampille street art. À l’inverse, des peintres réputés pour la qualité et le spectaculaire de leurs interventions murales – l’Italien Blu, le Belge Roa… – sont quasi absents du marché. « Les salles des ventes font parfois passer des perdreaux de l’année pour des pointures », résume le galeriste Franck Lefeuvre. Pour faire le tri au sein d’une scène foisonnante, il faut aller puiser dans la biographie des artistes et la geste collective du mouvement – seuls gages d’une légitimité que l’engouement commercial et médiatique pour le street art rend parfois douteuse…

Un art de frondeurs
S’il passe volontiers pour un phénomène de mode inconsistant, l’art urbain déroule une double histoire – « savante » et populaire – de près de cinquante ans. Pour une poignée d’artistes européens, elle s’écrit dans le sillage des avant-gardes pour qui l’art n’a de sens qu’accordé à la ville. Dans la France des années 1960, une poignée de frondeurs commence ainsi à créer dans la rue pour des raisons qui tiennent autant à la volonté de défier l’institution que de repenser la relation de l’œuvre à son support. Parmi eux, Ernest Pignon-Ernest ou Gérard Zlotykamien. Le premier jouit depuis ses débuts d’une reconnaissance critique et institutionnelle rare chez les artistes urbains, qui tient tant à sa formation académique et sa maîtrise du dessin classique qu’à sa façon d’articuler interventions in situ et commandes publiques. Si l’on considère que l’art urbain se définit d’abord par sa gratuité et son illégalité, Ernest Pignon-Ernest échappe de toute évidence à l’estampille. Pourtant, il a eu sur les artistes de cette scène une telle influence qu’on ne saurait l’en exclure. Plus confidentiel,  Gérard Zlotykamien peut lui aussi se prévaloir d’avoir embrassé précocement la rue. Après une participation remarquée en 1963 à la première biennale de Paris, cet émule d’Yves Klein délaisse le « white cube » pour les palissades et chantiers, où il trace à la bombe aérosol d’« éphémères » figures fantomatiques. Longtemps discret en galerie et sur le marché, il y fait depuis quelques années un timide retour : après avoir participé à l’exposition « Né dans la rue » en 2009 à la Fondation Cartier, il expose en octobre à la galerie Mathgoth. À mesure de ses contacts avec l’art contemporain, l’art urbain se découvre aussi d’autres filiations. Parmi elles, Jacques Villeglé, que son goût pour les signes urbains prédisposait à s’intéresser au street art. Après avoir exposé sur le M.U.R., espace 4x3 m dédié à l’art urbain dans la rue Oberkampf, il a participé l’an dernier à une performance collective fomentée en secret au Palais de Tokyo par les graffeurs Lek et Sowat, et dont la relique (un tableau noir) ainsi que la vidéo viennent d’être intégrées aux collections permanentes de Beaubourg – une première. « Avec ce projet, Villeglé s’est senti je crois, fortement inscrit dans une filiation », note Sophie Duplaix, conservatrice en chef des Collections contemporaines au Centre Pompidou. Des alphabets sociopolitiques au graffiti, il n’y a qu’un pas.

Graffitis, de l’éraflure urbaine à l’œuvre d’art
De fait, quand il émerge sur la côte Est américaine à la fin des années 1960, ce dernier ne se distingue guère du geste millénaire qui consiste à laisser une trace en gravant un signe quelconque sur les murs. Il faudra que ses premiers pratiquants – de jeunes adolescents des quartiers pauvres – se livrent à une concurrence féroce pour que le graffiti acquière son esthétique propre, mélange de calligraphie et de pop culture tracés à la bombe aérosol. Phénomène global et générationnel, ce mode d’expression propre à la jeunesse contamine dès les années 1980 toutes les métropoles où règnent la démocratie et le « soft power », et s’affirme dès la décennie suivante comme une pratique de masse capable de gommer les frontières géographiques et sociales. À mi-chemin de l’art et de la prouesse virile, il se veut tout autant une esthétique qu’une manière frondeuse d’explorer l’espace urbain. « Il n’y a pas que l’aspect créatif dans le graffiti, rappelle Nicolas Chenus, fondateur de Graffiti art magazine et de la galerie Openspace. C’est aussi une affaire de socialisation et d’ego. » Cette diversité des pratiques et des motivations explique que le « writing » soit, de tous les champs de l’art urbain, celui qui résiste le plus à l’institutionnalisation : autoproclamés vandales, la plupart des graffeurs se montrent indifférents au grand public et défiants à l’égard des institutions et du marché de l’art, qu’ils suspectent de « récupération ». Seule une minorité d’entre eux revendique le statut d’artiste, généralement une fois passée l’adolescence. C’est à ces derniers que le graffiti doit d’avoir été exposé et commercialisé dès le milieu des années 1970 et d’être aujourd’hui présent sur le marché. En Europe, une poignée de pionniers du graffiti made in USA, parmi lesquels Futura, Cope2, Crash et JonOne font ainsi partie du cercle étroit des artistes urbains dont les œuvres franchissent sans peine la barre des 15 000 euros. Le graffiti pénètre aussi lentement mais sûrement les institutions, où il tente de renouveler avec succès les formes d’exposition de l’art urbain. Le Lasco project au Palais de Tokyo en est un exemple. Déployée sur plusieurs années, cette résidence artistique réunit la frange la plus créative du graffiti hexagonal – Lek, Sowat, Dran, Azyle, Seth, etc. – tout en restant fidèle aux piliers du mouvement : création collective et éphémère, goût de l’exploration, franchissement des limites, etc.

Récupération lucrative
Souvent tenu pour le versant commercial sinon opportuniste du graffiti, le street art est l’héritier direct du « writing », dont beaucoup de ses tenants ont une longue pratique de la peinture à l’aérosol. Sa force ? Avoir su transgresser les codes rigides du graffiti pour en diversifier les supports et s’ouvrir à de nouveaux médiums – dont le pochoir et l’affiche. L’essor du street art au tournant du millénaire a ainsi permis de redécouvrir une génération d’artistes éclos dans les années 1980, mais vite marginalisés par la déferlante graffiti. Ainsi, le succès de « poids lourds » comme Banksy, Shepard Fairey, Zevs, Invader ou JR a bénéficié aussi bien aux pochoiristes de la première heure tels que Blek le Rat, Jef Aerosol ou Miss. Tic, qu’aux peintres proches esthétiquement de Basquiat et Keith Haring. Parmi ces derniers, Speedy Graphito, mais aussi Ox ou Jean Faucheur des Frères Ripoulin – collectif d’affichistes ultra-branchés où ont également officié Claude Closky et Pierre Huyghue. Enfants de la globalisation et d’Internet, les street artistes ont aussi en commun d’avoir assimilé très tôt les rouages du monde digital – comme le suggère l’exposition « #Street art » qui vient d’ouvrir à la Fondation EDF. Leurs œuvres dans l’espace urbain se doublent d’une exhibition systématique sur le web, véritable amplificateur de notoriété. Désormais, le succès d’un street artiste se joue peut-être moins dans la rue que sur les réseaux sociaux et les sites d’information, au risque d’un dangereux floutage entre art et communication. La confusion est d’autant plus grande que l’art urbain se mêle volontiers à l’univers de la mode et des marques. Cette collusion se fait parfois sur le mode critique, comme chez l’artiste français Zevs à qui l’on doit d’avoir « liquidé » des logos et « tué » d’un sanglant point de peinture rouge des images publicitaires. Le plus souvent, elle relève d’un opportunisme certes lucratif, mais préjudiciable à la crédibilité du mouvement. « Nous sommes sollicités tous les jours par les boîtes de communication qui cherchent des artistes pour faire des performances en entreprise, raconte Gautier Jourdain, cofondateur de la galerie Mathgoth. Ça accrédite l’idée que le street art est un art publicitaire et une forme de marketing. Je ne suis pas sûr que ça fasse avancer le mouvement. »

Pour « faire avancer le mouvement », les initiatives ne manquent pourtant pas. Dernière en date : Djerbahood, de Mehdi Ben Cheickh, fondateur de la galerie Itinerrance. Dans le sillage de la Tour13, cette résidence à ciel ouvert réunit cent cinquante artistes urbains internationaux, dont Roa, Swoon, C215, Seth ou Inti, dans un petit village traditionnel de Djerba en Tunisie. « Les projets sont de plus en plus ambitieux et de plus en plus respectueux de l’ADN du mouvement, commente le collectionneur Nicolas Laugero-Lasserre. On n’est pas face à un simple phénomène de mode, mais à un raz-de-marée. Sans prendre de risque, on peut dire que l’art urbain est le plus grand mouvement ce début du XXIe siècle ! »

De la rue aux galeries

« L’art ne vient pas se coucher dans les lits qu’on a faits pour lui », écrivait Dubuffet. Sans doute la formule vaut-elle particulièrement pour l’art urbain : héritier des graffitis de pissotière, des slogans politiques et des cœurs gravés dans l’écorce des arbres, il appartient comme l’art brut au champ des expressions populaires. Beaucoup de ses pratiquants sont des autodidactes dont le premier souci est moins de « faire œuvre » que d’interagir avec leur environnement. Ils interviennent dans la rue par jeu sinon par bravade, à moins que ce ne soit pour « réenchanter la ville » et y mettre un peu de couleur – d’où la prédilection du mouvement pour les formes figuratives : animaux, portraits de riverains, etc. « L’art dans la rue n’est pas toujours le fait d’artistes, résume Nicolas Chenus. Pour qu’il y ait art, il faut une nécessité contextuelle et narrative, et que l’œuvre dialogue avec ce qui l’environne. Or c’est loin d’être toujours le cas. » Joint aux contraintes liées au cadre urbain (concurrence de la publicité, nécessité de faire vite et pour un coût limité), l’amateurisme de beaucoup explique la difficulté d’appréhender le street art avec les mêmes clés de lecture que des pratiques plus instituées. Dans la rue, tout fait sens : le choix de techniques promettant rapidité et reproductibilité, la manière dont l’œuvre fait écho à son contexte, l’audace nécessaire à son exécution… On prendra la mesure d’un artiste à sa visibilité (son omniprésence dans le cas des graffeurs), à sa capacité à prendre des risques, à sa persévérance. D’où la difficulté d’une transposition littérale dans l’espace neutre de la galerie : délestée de son contexte et confrontée à un public plus exigeant, l’œuvre urbaine se révèle souvent maladroite et naïve dans sa forme. Les meilleurs artistes sont alors ceux qui parviennent à rendre cohérente l’articulation entre dedans et dehors – soit parce qu’ils offrent au marché les reliques (photographies, esquisses préparatoires, etc.) de leurs interventions dans la rue (c’est le cas de Pignon-Ernest, JR, Zevs ou Invader), soit parce qu’ils ont, comme Banksy, une approche située et sont dès lors en mesure d’adapter leur travail à tous types d’espaces et de supports.

Bibliographie sélective

Autre symbole de l’intérêt du public pour le street art, la multiplication des ouvrages qui lui sont consacrés. En voici une sélection de livre récents.
Paul Ardenne, Un art contextuel : création artistique en milieu urbain, en situation, d’intervention, de participation, éditions Flammarion, 10,20 €
Banksy, Guerre et spray, Paris, éditions Alternatives, 2010, 25 €
Karim Boukercha, Descente interdite : graffiti dans le métro parisien, Paris, éditions Alternatives/Wasted Talent, 2011, 39,60 €
Claire Calogirou (sous la dir. de), Une esthétique urbaine. Graffeurs d’Europe, Paris, éditions l’œil d’Horus, 2012, 30 €
Jérôme Catz, Street art. Mode d’emploi, Paris, éditions Flammarion, 2013, 29,90 €
Henry Chalfant et Martha Cooper, Subway art, New York, éditions Thames & Hudson, 1984, 29,95 €
Nicolas Chenus et Samantha Longhi, Paris, de la rue à la galerie, éditions Pyramyd, Paris, 2013, 39 €
Guide de l’art contemporain urbain 2014, édité par Graffiti Art magazine, Paris, 16,90 €
Lek et Sowat, Mausolée : résidence artistique sauvage, Paris, éditions Alternatives, 2012, 39 €
Stéphanie Lemoine, L’art urbain. Du graffiti au street art, coll. Découvertes/Gallimard, Paris, 2012, 14,50 €
Toke Lykkeberg, Zevs : l’exécution d’une image, éditions Alternatives, Paris, septembre 2014, 35 €
Vhils, Entropie, Paris, éditions Alternatives, septembre 2014, 35 €

Les articles du dossier : Le street art, effet de mode ?

 

  • Le street art, est-il un phénomène de mode ? ></a></li>
    <li>Le prodige Banksy <a  data-cke-saved-href=></a></li>
    <li>Nicolas Laugero-Lasserre : « Respecter l’ADN du mouvement » <a  data-cke-saved-href=></a></li>
    <li>Un marché en quête de maturité <a  data-cke-saved-href=></a></li>
    <li>De la rue aux tribunaux <a  data-cke-saved-href=

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°420 du 3 octobre 2014, avec le titre suivant : Une brève histoire du street art

Tous les articles dans Création

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque