XIXe siècle

Duel de monstres sacrés

Par Maureen Marozeau · Le Journal des Arts

Le 30 septembre 2014 - 1232 mots

La Tate Britain et le Victoria & Albert Museum font s’affronter, bien malgré eux, John Constable et J.M.W. Turner, les deux plus grands peintres anglais du XIXe siècle.

LONDRES - Nés à quelques mois d’intervalle, Joseph Mallord William Turner (1775-1851) et John Constable (1776-1837) incarnent à eux deux, et dans un style très différent, la peinture britannique du XIXe siècle. Hasard du calendrier, Londres rend hommage à ces monstres sacrés pour un duel improvisé, avec des hommages respectifs à la Tate Britain et au Victoria & Albert Museum (V & A). L’approche n’est pas la même : tandis que la Tate Britain s’efforce de réhabiliter l’œuvre tardif et exalté de Turner, le V & A rapproche Constable de ses maîtres pour l’inscrire dans la plus grande tradition de la peinture classique européenne. Le final des courses n’est pas non plus le même. Si le V & A parvient à rendre préhensible les efforts fournis par Constable pour livrer « de la grande peinture », l’accrochage exhaustif de la Tate échoue à captiver l’attention et fait le portrait cruel d’un Turner renfermé sur lui-même à la fin de sa vie.

Constable ou l’histoire de la peinture
En présentant Constable aux côtés des grands maîtres dont il s’est inspiré, l’exposition du V & A veut embarquer le visiteur dans l’aventure artistique du peintre, un voyage aux racines profondes et aux arborescences multiples. Rigueur et application sont les maîtres mots chez Constable qui débute, comme bon nombre de ses pairs, en copiant les grands maîtres le plus souvent d’après gravures – une salle présentant un échantillon de feuilles similaires à celles qu’il avait en sa possession témoigne de la diversité de ses goûts. Les confrontations entre originaux et leur interprétation par Constable sont nombreuses – ici le Paysage au clair de lune (1635-1640) de Rubens, là le Paysage avec Hagar et l’ange (1646) du Lorrain – et dénotent l’attrait irréversible du peintre pour la nature. Sous les encouragements, Constable ne tarde pas à installer son chevalet en plein air et l’artiste se prend au jeu de l’observation des phénomènes atmosphériques et de l’étude des nuages. Le parcours retrace avec intelligence les différents éléments inhérents à la formation du peintre (Le Traité de la peinture de Léonard de Vinci, par exemple) et reconstitue avec soin chaque étape de l’élaboration des grands formats qu’il destinait au public. Grâce à ces préambules, les célèbres compositions du peintre livrent tous leurs secrets : La Cathédrale de Salisbury (1823) lorgne du côté de Rubens et de Ruisdael, L’inauguration du pont de Waterloo (1832) doit tout à l’école vénitienne. Composition équilibrée à la française empruntée à Poussin et au Lorrain, touche animée des Vénitiens de la Renaissance, sujets bucoliques inspirés de la tradition flamande et hollandaise : Constable fait à lui seul la synthèse de plusieurs siècles de peinture européenne.

Les atmosphères lumineuses de Turner

L’ambition chez Turner est tout autre. Le parcours de l’exposition se concentre sur les dernières années, de 1835 à sa mort en 1851. À l’âge  de 60 ans, Turner est un artiste reconnu. À Londres, il a ouvert sa propre galerie, les expositions dans divers espaces publics se succèdent, son œuvre est diffusé par le biais d’estampes… L’homme a beau avoir une position confortable de professeur à la Royal Academy, il préfère sillonner l’Europe plutôt que d’enseigner la perspective. Dans les salles de la Tate Britain, on le suit à la trace : l’Italie, la Suisse, l’Allemagne, le Danemark, la Hollande, la Bohème, avec une prédilection pour les paysages montagneux et les lacs. La singularité du regard de Turner réside dans son intérêt pour l’atmosphère d’un lieu. Foin de topographie, nous sommes dans la contemplation. Les ambiances évanescentes des carnets de voyage se retrouvent de manière plus élaborée sur des toiles à grand format, trouvant indifféremment leurs sujets dans la mythologie, la Bible et l’histoire. Le trio de commissaires insiste sur la faculté de Turner à poursuivre sur le chemin de la tradition avec ces sujets classiques tout en gardant un œil (et quel œil !) ouvert sur la modernité. Son chef-d’œuvre Rain, Steam and Speed. The Great Western Railway (1844), à la gloire des chemins de fer britanniques, est ici pour en attester. Passés par le filtre « turnerien », Apollon et Daphné, Cicéron, Moïse et Napoléon se retrouvent logés à la même enseigne, saisis dans un tourbillon de peinture et de lumière appelé le « vortex ». Cette exaltation du geste avait particulièrement choqué les Londoniens dans les années 1840, lorsque Turner choisit de peindre exclusivement dans un format carré – les neuf toiles ici exposées pour la première fois ensemble avaient défrayé la chronique. Les dernières œuvres, marquant un retour vers l’aquarelle en grand format, témoignent d’une audace, d’une inventivité et d’une inspiration indéniables mais qui peinent à varier d’une composition à l’autre. Las, la surabondance de toiles en mal de renouvellement (180 œuvres !) gâche la fameuse contemplation à laquelle le peintre nous convie.

La gracieuse spontanéité contre la technique

Sans le vouloir, ces deux expositions trahissent une évolution significative du goût pour la peinture dite d’exposition. Ainsi ces pochades et différentes esquisses réalisées à l’aquarelle, au crayon ou à l’huile par les deux artistes partis en goguette sur le motif paraissent, pour l’œil moderne, bien plus satisfaisantes sur le plan esthétique que les grandes machines et autres tableaux achevés en vue d’une présentation officielle. La spontanéité du choix de la composition, la légèreté du geste et le choix instinctif des couleurs donnent une saveur incomparable à ces petites œuvres qui n’étaient pas supposées s’échapper de l’atelier. Qui ne goûte pas aux compositions sophistiquées, car retravaillées à l’excès chez Turner, trouvera sans nul doute son compte dans ses délicats paysages à l’aquarelle, peints au fil de ses voyages à travers l’Europe. Au V & A, le processus d’élaboration du tableau sans doute le plus célèbre de Constable, The Hay wain (La Charrette de foin, 1821), ou mieux encore The Leaping Horse (Le saut du cheval, 1824), témoigne de cette perte en émotion au profit d’une certaine grandiloquence.

Autre point commun, le passage des artistes par la case obligée de la reproduction gravée, outil indispensable de diffusion de leur art. Après une première tentative avortée en 1824 avec le graveur attitré de Turner, Constable fait appel à David Lucas pour traduire ses œuvres à la « manière noire » ou mezzotinte en 1829, soit tardivement dans sa carrière ; publié l’année suivante, l’ouvrage Various Subjects of Landscape, Characteristic of English Scenery n’a pas le succès commercial escompté. Présentées aux côtés des esquisses peintes qu’elles sont censées reproduire, force est de constater que ces gravures plus détaillées et donc moins enlevées ne sont pas au service de l’œuvre de Constable. Rien n’est plus vrai concernant Turner – les tableaux débordant de couleur et de matière picturale se transforment en sage composition d’un grand classicisme. Ou comment emprisonner la peinture qu’il voulait à tout prix libérer.

Constable
Commissaire : Mark Evans, Senior curator of Painting au Victoria & Albert Museum, Londres

Late Turner
Commissaires : Sam Smiles, professeur d’histoire de l’art et de culture visuelle, Université d’Exeter ; David Blainey Brown, Manton curator of British art 1790-1850, Tate Britain, Londres ; Amy Concannon, assistant curator 1790-1850, Tate Britain, Londres
Itinérance : J. Paul Getty Museum, Los Angeles, 24 février 2015-24 mai 2015 ; de Young, Fine Arts Museums of San Francisco, 20 juin 2015-20 septembre 2015

Constable : The Making of a Master
Jusqu’au 11 janvier 2015, Victoria & Albert Museum, Cromwell Road, Londres, (Angleterre), tél. 44 207 942 2000, www.vam.ac.uk, tlj 10h-17h45, 10h-22h le vendredi, catalogue, V & A Publishing (Londres), 192 p., 38 €.

Late Turner : Painting set free
Jusqu’au 25 janvier 2015, Tate Britain, Millbank, Londres, tél. 44 207 887 8888, www.tate.org.uk, tlj 10h-18h, catalogue, Tate Publishing (Londres), 256 p., disponible relié (45 €) ou broché (32 €).

Légende photo :
Joseph Mallord William Turner, Light and Colour (Goethe's Theory) - the Morning after the Deluge - Moses Writing the Book of Genesis, 1843, huile sur toile, collection de la Tate, Londres. © Tate.
John Constable, La cathédrale de Salisbury vue des terres de l'archevêché, 1823, huile sur toile, Victoria and Albert Museum, Londres. © Victoria and Albert Museum, London.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°420 du 3 octobre 2014, avec le titre suivant : Duel de monstres sacrés

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