Philippe Zoummeroff - Bibliophile

Par Vincent Noce · Le Journal des Arts

Le 2 juillet 2014 - 1858 mots

On connaît la figure de l’intellectuel engagé. Ce collectionneur boulimique, aux multiples vies, a inventé celle du bibliophile engagé.

La dispersion de la bibliothèque Zoummeroff consacrée aux crimes et aux châtiments a été un moment remarqué du premier semestre 2014 à Drouot. Elle a cependant subi un médiocre incident, dont les médias font leur beurre. Une obscure association a dénoncé la mise en vente d’une édition originale de Mein Kampf, en accusant le catalogue de la présenter comme une « œuvre d’art ». Il suffit pourtant de lire la notice pour constater qu’il n’en est rien. Rédigée par un libraire connu pour sa rigueur, Benoît Forgeot, elle est seulement sobre. « Je me voyais mal utiliser des grands mots », souligne l’intéressé, considérant que le manifeste de Hitler « a évidemment sa place dans une collection historique consacrée au crime ». Philippe Zoummeroff n’était pas content de voir retirer le lot. « Mais enfin, s’exclame-t-il, Mein Kampf est un témoignage, et un témoignage ignoré ! Il n’a pas été lu en 1925, la traduction française date de 1934… On aurait mieux fait de lire, on aurait peut-être évité Munich (1) ».

Discrétion
Cet esprit rationaliste a été atteint par la controverse, davantage que l’homme ne veut bien le confesser. « C’est absolument scandaleux !, tonne Alain Blanc, président de l’Association française de criminologie. Dénaturer à ce point sa collection, c’est ahurissant de sottise ! et la réaction des médias en dit long sur leur légèreté… » Peut-être la réserve du collectionneur a-t-elle contribué au quiproquo. Car peu connaissent l’homme retranché derrière la raison de ses livres. Actuellement, il prépare une biographie de Thomas Edison. Il en a écrit une sur le héros de la résistance algérienne Abd el-Kader (1808-1883), en collaboration avec deux auteurs arabes. Il a lancé avec les Amis de la Bibliothèque nationale de France un projet participatif pour décrire les mille et un ouvrages fondateurs des sciences. En 1990, avec le grand libraire genevois Jacques Quentin, dont la rencontre fut, dit-il, « décisive », il avait promu une exposition de référence à la BNF sur les 400 parutions les plus marquantes en français, du Serment de Strasbourg de 842 à La Route des Flandres, roman de Claude Simon publié en 1960. « C’est dans cet esprit, dans la lignée de l’exposition de référence à Londres “The Printing and the Mind of Man” (1963), que Philippe Zoummeroff a rassemblé une collection de l’histoire des idées, dans tous les domaines », raconte Benoît Forgeot. Dans cette bibliothèque éclectique, Faust, Alice et Pinocchio ont rejoint Pasteur, Lamarck, Cuvier et Einstein… En fait, celle-ci a beau avoir été considérable, il s’est toujours senti à l’étroit dans ses rayonnages.
Philippe est né en 1930 à Paris dans une famille d’origine juive aux ascendances multiples, remontant au Caucase, et qui compte un grand-père Rosenthal surnommé le « roi de la perle » (« de ce côté, je suis fils de Tchétchène ») au Portugal ou au Pérou. Il est séparé de son père joaillier à l’âge de 10 ans, quand la famille se cache sous l’Occupation. Baptisé à la va-vite, il est placé dans un pensionnat catholique de Villefranche-de-Rouergue, dans l’Aveyron. Il a juste ces mots : « C’était assez dur. »

Ingénierie
Après la guerre, à Paris, au collège Stanislas, l’élève se montre doué pour les mathématiques. Bon gré mal gré, il rejoint l’entreprise d’outillage Facom fondée par son grand-père maternel, Louis Moses, ce pour une trentaine d’années. L’innovation technique l’intéresse bien davantage, lui qui se souvient des moments heureux à la base aérienne de Tours à régler les radars à bord… – « et maintenant, je ne sais même pas régler l’heure sur mon téléphone portable ». « Jusqu’en 1973, tout était facile », résume-t-il. Les carnets de commande de l’entreprise étaient pleins, il travaillait presque à mi-temps. Sa passion de la collection, jamais démentie depuis, serait née de cette liberté.

Le jeune ingénieur, qui avait eu une révélation à l’âge de 20 ans en voyant au cinéma le grand Caruso, a écrémé les disquaires. Avouant une nette préférence pour le bel canto et l’opéra français, il réunit 100 000 disques anciens. « J’ai eu la chance de commencer alors que, le microsillon arrivant sur le marché, le secteur cherchait par tous les moyens à se débarrasser des stocks de 78-tours. » Il en profite pour rafler les exemplaires neufs. Il reproduit l’enregistrement de cinquante opéras, dont le premier disque de Maria Callas qu’il ne destine pas à la vente mais à ses propres amis. En 1962, il fonde la revue Opéra, dont il confie la rédaction à Jean-Louis Caussou, en dépit de leurs différends. « Il avait des préjugés contre l’Opéra de Paris », concède-t-il, en faisant allusion au penchant coupable du chroniqueur pour le vérisme italien. Dix ans d’affilée, il se rend au festival de Bayreuth, où il retrouve Wieland Wagner et la Béghum.

C’est pour lui une époque bénie, celle où seule la musique compte, la mise en scène étant de seconde importance et la direction d’acteurs inexistante. Il se souvient du mal qu’avait eu Guy Chauvet à tenir sur un cheval pour son entrée dans Carmen : « Ce n’était pas spécialement utile ! » Aujourd’hui, l’aficionado « ne comprend pas le besoin de faire arriver un chanteur sur une moto »…
« Avec le cercle national des arts lyriques, on se retrouvait chaque semaine en compagnie des chanteurs. Tout a changé avec l’arrivée de Liebermann (2), qui, tout en abandonnant la scène française, a instauré un système donnant le pouvoir aux impresarii. »

Cap vers l’Algérie
Philippe Zoummeroff se tourne alors vers la philatélie. Traquant, comme pour le disque, l’exemplaire parfait, il compose un ensemble unique sur l’Algérie, remontant aux marques postales antérieures à l’introduction du timbre français en 1849. Il n’est pas peu fier d’avoir rassemblé les 1 200 numéros d’oblitération des bureaux du pays. Quand il voudra destiner ce fonds au Musée de La Poste, en paiement des droits de succession, le responsable des dations, grand amateur du XVIIIe siècle, fera les yeux ronds.

Entre-temps, le regard décidément mobile de Phillippe Zoummeroff s’est déplacé, grâce à la lecture de ces feuilles expédiées par la poste : « Évidemment, ce mot écrit par un soldat d’une prison d’Alger le 5 juillet 1830 était beaucoup plus important que la marque postale de l’armée d’Afrique. » Approchant notamment le marchand parisien Thierry Bodin, il acquiert les préparatifs de la conquête de l’Algérie par le marquis de Clermont-Tonnerre, des archives provenant des officiers du corps expéditionnaire aussi bien que de Charles X. Sa boulimie s’étend à des photographies prises par le maréchal Lyautey ou encore à des menaces de mort reçues par Abd el-Kader après son intronisation comme franc-maçon. Il obtient également les dessins réalisés par Étienne Dinet pour Le Roman d’Antar. Manuscrits et photos rejoignent Aix-en-Provence, où sont conservées les archives coloniales, les imprimés étant vendus.

C’est ici que surgit l’histoire du droit : le « code Louis », posant les fondements d’un code civil en 1667, les illustres emprisonnés de la Bastille, Tocqueville, Napoléon… Il découvre la traduction du Traité des délits et des peines de Cesare Beccaria par l’abbé Morellet de 1766 : à 26 ans, le jeune humaniste italien dénonçait les supplices de l’Inquisition, proposant de codifier les peines et de les proportionner au degré du crime. Autre trouvaille : le rapport Bérenger de 1847, du nom d’un sénateur philanthrope dont les prescriptions ont été aussi vite enterrées que celles d’aujourd’hui. Éloquemment intitulé Prisons : une humiliation pour la République, « le rapport sénatorial de 2000 en est une copie conforme…, on n’a pas progressé depuis ». Avec une journaliste, Nathalie Guibert, Phillippe Zoummeroff dénonce dans un ouvrage les perversions du système carcéral. S’associant au criminologue Pierre Tournier, il finance une bourse pour la réinsertion des anciens détenus.

À chaque fois qu’il renouvelle sa passion, le collectionneur trouve ainsi le moyen d’impulser des aventures collectives, lui qui apprécie la maxime inscrite sur la tombe du roi de l’aciérie, Andrew Carnegie : « Ci-gît un homme qui a su s’entourer de meilleurs que lui. » Dans son jardin, où Mistinguett tenait ses fêtes, il invite chaque été les titulaires de la rubrique judiciaire, les directeurs d’administration pénitentiaire et même les ministres, à partager la compagnie d’anciens prisonniers, leur proposant d’enregistrer leur témoignage pour enrichir sa base sur Internet. « C’est seulement chez lui que l’on peut voir un ancien détenu confesser au directeur de la Santé un projet d’évasion qu’il avait fomenté dans ses murs ! », s’enthousiasme Alain Blanc. Du temps de la revue Opéra, reprend son ami de cinquante ans Jacques Crépineau, « chaque samedi, il y avait chez lui soirée spaghettis. Il a toujours soutenu le directeur de la Michodière. C’est un homme de cœur, sans limite. Très discret. Une tête pensante sur la science. Je suis sûr qu’il ne vous a pas parlé de ses découvertes sur l’eau lourde à 24 ans, quand il était à Princeton, qui furent saluées par le président Vincent Auriol ».

Repenti
Dans sa bibliothèque, une guillotine miniature voisine avec le portrait d’Abd el-Kader par Horace Vernet, une tablette cunéiforme d’un traité de paix vieux de cinq mille ans, un dessin de potache griffonné par Picasso ou la barbe de Victor Hugo, envoyée au président de la République le 5 juillet 1882 (il a possédé une belle collection du grand romancier, elle aussi dispersée en 2001).
Son épouse, Simone, assure qu’il n’est pas maniaque, « mais compulsif, alors là, oui ». Manifestement, chez lui, une passion chasse l’autre. Il vend régulièrement : « Il faudrait un château pour tout garder. » Ou alors, il se lasse. Grand amateur de voile, il fixe toujours la ligne d’horizon que jamais il ne sait atteindre.

« Je ne suis pas un bibliophile », dit-il – ou plutôt, il est un bibliophile repenti. Le texte s’est emparé de son esprit : il préfère la dernière édition d’un ouvrage à la première, laquelle peut être truffée d’erreurs (les musicologues en savent quelque chose). « Il a brisé le miroir. De l’accumulation, il est passé à l’action, ce qui est extrêmement rare, sinon unique », relève Benoît Forgeot.
Il s’est en particulier passionné pour les petits actes de justice depuis le XVIe siècle, les récits des malheureux, lui-même se sentant proche de « la tricoteuse de bas trois ans incarcérée car elle a dit la bonne aventure. Ces textes d’anonymes sont, de loin, les plus difficiles à rassembler, mais j’ai voulu leur rendre la parole ».

Notes

(1) En 1938, dans cette ville, les démocraties européennes capitulent devant Hitler pour éviter la guerre.
(2) Rolf Liebermann dirigea l’Opéra de Paris de 1973 à 1980.

Philippe Zoummeroff en dates

1930 : Naissance à Paris.
1962 : Création de la revue Opéra.
1990 : Exposition « En français dans le texte » à la BNF.
1994 : Abd el-Kader, éditeur Fayard.
2000 : Première collection philatélique admise en dation. Les manuscrits et photographies sur l’Algérie suivront.
2006 : La prison, ça n’arrive pas qu’aux autres, éditeur Albin Michel.
2014 : Vente de sa bibliothèque crimes et châtiments (620 000 € pour 420 lots vendus par Pierre Bergé et associés).

Consulter la biographie de Philippe Zoummeroff

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°417 du 4 juillet 2014, avec le titre suivant : Philippe Zoummeroff - Bibliophile

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