Un monde pétrifié

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 1 juillet 2014 - 674 mots

Nouvelle Objectivité et « réalisme magique », deux versions du réel produites par les artistes dans les décennies 1920 et 1930, sont réunis par le Musée des beaux-arts d’Anvers dans une présentation hors les murs.

La salle ne respire pas la joie. Alignés, sur fond vert, de nombreux portraits sobres, quelques natures mortes, quelques rares paysages. Les toiles datent des années 1920 et 1930. Le titre de l’exposition, « Incroyablement vrai », s’accorde parfaitement à l’atmosphère étrange que dégage cet ensemble présenté par le Musée royal des beaux-arts d’Anvers à la Koningin Fabiolazaal de la Province d’Anvers. Profitant de sa fermeture pour travaux, le musée organise un cycle de manifestations hors les murs de taille humaine intitulé « Les Modernes ». S’agirait-il d’une provocation, ces œuvres partageant toutes une facture réaliste, bien éloignée des divers styles avant-gardistes qui caractérisent la première décennie du XXe siècle ?

En réalité, c’est plutôt un questionnement sur ce que l’histoire de l’art nomme le « retour à l’ordre » (l’expression est de Cocteau) et qui englobe un pan entier de la production plastique d’après la Première Guerre mondiale. Cette période, pendant longtemps restée sévèrement jugée par les spécialistes et largement méconnue du grand public, fut « exhumée » pour la première fois en 1980 par l’exposition organisée par Jean Clair au Centre Pompidou, « Les réalismes 1919-1939 ». Dès lors, c’est au pluriel que les réalismes se déclinent, tandis qu’il est désormais possible d’établir une distinction entre formes de « régression » artistique et formes de création susceptibles d’engager un dialogue plus complexe avec la représentation de la réalité.

Réalisme froid
Le choix des artistes, belges et néerlandais, montrés à Anvers, rappelle clairement les liens entre l’art et l’Histoire, soit l’importance du facteur politique dans la production plastique. Mais le retour sur le réel que pratiquent ces artistes n’a rien à voir avec les œuvres édifiées à la gloire des régimes totalitaires en Italie, ex-URSS ou Allemagne. On constate rapidement que, d’un pays à l’autre, la création présente des variations, des nuances et parfois des contradictions. Ainsi, à l’imagerie d’Épinal du bonheur et du kitsch vouée à la propagande, se substitue une vision d’une froideur clinique, sans aucune concession ni empathie. Le nom donné à cette tendance, dénuée de spectaculaire, d’émotion ou d’ornement, est éloquent : Nouvelle Objectivité. Des images qui se défient de la fougue et de l’effusion sentimentale expressionniste et qui produisent un effet paradoxal : malgré le dessin qui analyse avec la même précision le détail du premier plan que celui situé au fond, le spectateur est tenu à distance. C’est avec la figure humaine que l’effet de dis- tanciation est le plus frappant car la majorité des portraits, inexpressifs, semblent enfermés dans une forme d’autisme obstiné, rejetant toute possibilité de dialogue (Gustave Van de Woestyne, Azure [1928]).
Composés selon des volumes réguliers, presque schématisés, aux surfaces lisses, sans aucune trace du pinceau, les visages, très durs, ont tout d’une sculpture (Charley Toorop, Autoportrait [1930]). Les œuvres entretiennent donc un lien au sculptural voire au pétrifié, tant les objets ou les personnages semblent appartenir au registre du minéral. Ce n’est pas une simple coïncidence si des éléments en marbre, de provenance antique ou intemporelle, surgissent souvent dans ces œuvres (un masque chez Toorop, une colonne chez Carel Willink, Siméon le Stylite, 1939).

« Possible mais peu probable »
Plus impressionnant encore, chez Paul Delvaux, une femme avance drapée dans une robe de satin bleu, les seins blancs dénudés. Happée par la lumière froide, les yeux fermés comme dans un sommeil hypnotique, cette « sculpture noctambule » est la version à peine humanisée d’une cariatide (Les Nœuds roses, 1937). L’œuvre de Delvaux [lire aussi p.  25] appartient toutefois au « réalisme magique » qui « se nourrit de représentations qui sont possibles mais peu probables », comme l’écrit le peintre hollandais Pyke Koch (1901-1991), ajoutant que « le surréalisme propose des situations impossibles, inexistantes et irréelles ». En d’autres termes, le réalisme magique, c’est encore le réel mais c’est déjà le rêve.

Incroyablement vrai

Nombre d’œuvres : 70

INCROYABLEMENT VRAI. RÉALISME MAGIQUE ET NOUVELLE OBJECTIVITÉ

Jusqu’au 31 août, Koningin Fabiolazaal, Jezuzstraat 28, Anvers, tél 32 3 224 95 90, tlj sauf lundi 10-17h.

Légende photo
Pyke Koch, Het uur U III, 1971, huile sur toile, KMSKA, LukasArt in Flanders / Hugo Maertens. © Photo, héritier de Pyke Koch

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°417 du 4 juillet 2014, avec le titre suivant : Un monde pétrifié

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