La nature envisagée comme écosystème dans les pratiques artistiques depuis les années 1960

Le Journal des Arts

Le 21 mai 2014 - 777 mots

Dans le contexte économique, social, politique et mass-médiatique des années 1960, les reportages photographiques et télévisuels ont pris le relais d’une représentation de la nature et du paysage jusque-là réservée aux artistes.

Ces images rompent avec la repésentation idyllique d’une nature naturelle et pittoresque pour révéler la nature telle qu’elle est, vivante et fragile, dont l’homme fait partie intégrante, mais dont il menace l’intégrité. Paysages blanchis autour des cimenteries, forêts décimées, nuages de dioxine s’échappant du réacteur d’une usine chimique, déversement de pétrole en mer : les images des premières catastrophes écologiques frappent l’imagination. La représentation du paysage devient problématique, les concepts liés à l’idée de nature – telles que l’échelle planétaire, le long temps, le climat, la pollution – y introduisent une part d’immatérialité. Des stratégies plastiques et visuelles se mettent en place. Les artistes renouvellent leur approche de la nature. Ils l’envisagent dans ses processus physiques et biologiques, comme site à réhabiliter et comme écosystème. Outre la production de tableaux, environnements, objets, performances et photographies, certains rédigent des communiqués, déclarations, manifestes, lettres ouvertes, s’engagent dans des associations, des partis politiques ou mènent des actions concrètes dans la sphère publique, parfois avec quelques résultats.

L’artiste Bernard Borgeaud (né en 1945) intervient dans la nature sans la modifier. Pièce avec le gel (1969) et Pièce avec la mer (1970) s’attachent à retracer le processus temporel de l’action de la nature sur un élément qu’elle modifie et dégrade. Dans Murailles d’eau (1971), il se met au contact d’immenses vagues, des dizaines de fois. La répétition de la performance épuise son auteur et use l’enveloppe charnelle qui le sépare de l’océan. Acte (1970) montre Borgeaud, à demi immergé dans la mer. Imprégné de philosophie zen, il lève les bras au ciel, ouvre l’espace, capte l’énergie du ciel et du cosmos. Ces interventions légères tranchent avec les moyens mis en œuvres par certains acteurs du land art, dont les fondements environnementaux peuvent être réévalués. Déversement d’asphalte (1969) en pleine nature, tonnes de terre déplacées au bulldozer, les actions de Smithson s’attirent les foudres de Greenpeace. À l’occasion du projet Island of Broken Glass (1970), l’Américain envisage d’acquérir une île au large de Vancouver pour y déposer 100 tonnes de tessons de verre industriel teinté en vert, dans le but de démontrer son processus d’érosion en sable. Les oiseaux auraient en effet été empêchés de se percher sur des rochers hérissés de pointes tranchantes et entravés dans leur migration.

Le corpus retenu est intercontinental. Tetsumi Kudo, Japonais traumatisé par l’attaque nucléaire subie par son pays – il a dix ans lors du premier choc atomique mondial d’Hiroshima – développe une œuvre autour des mutations biologiques et des métamorphoses qui en découlent. Dès 1963, il entame la série des « Your Portrait » et installe, dans un style morbide et kitsch, des dépouilles d’homme dans des transats. Il complète ces œuvres plastiques de déclarations écrites. Par exemple, en 1971, Kudo explore, dans le texte Pollution, Cultivation, Nouvelle Écologie, la possibilité d’une coexistence biologique entre la technologie, la nature polluée et l’homme décomposé.

L’écologue canadien Iain Baxter détourne sa pratique de la photographie scientifique pour dénoncer l’exploitation politique, pétrolière, industrielle et touristique des paysages nord américains mythiques – littoral, forêts, prairies et Grand Nord. En 1969, il mène l’expédition artistique Sixteen Hundred Miles North of Denver à Inuvik et met en évidence les stigmates laissés par des cabanes préfabriquées et des engins de chantier dans des paysages mornes. Il déconstruit radicalement les projections qu’inspirent ces sites essentiels dans l’imaginaire collectif, véhiculées notamment par la peinture du Groupe des Sept.

L’Argentin Nicolas Uriburu dénonce la pollution de l’eau et en colore les cours de fluorescéine. Sa coloration inaugurale (18 juin 1969) du Canal de Venise et immédiatement suivie d’une coloration intercontinentale reliant Paris, Venise, New York et Buenos Aires. Au moyen d’une première déclaration dans le journal porteños La Nación (30 mai 1971) Uriburu émeut l’opinion publique sur le déboisement des places urbaines. En 1981, il participe à l’action de Joseph Beuys, artiste allemand, fondateur du premier parti Vert européen, Die Grünen, à l’action Plantation de 7 000 chênes, à la dOCUMENTA (7). Les deux artistes s’engagent dans la lutte contre la pollution des eaux (le Rio de la Plata et le Rhin sont particulièrement affectés par la pollution industrielle) et la déforestation.
Cette thèse est l’occasion de présenter ce corpus de formulations plastiques et/ou militantes et en filigrane de questionner l’impact de ces travaux – sont-ils l’occasion d’un renouvellement de la fonction sociale de l’artiste ou relèvent-ils du domaine de l’utopie ? Comment leurs auteurs les envisagent-ils ? Leurs effets sont-ils mesurables ? Peuvent-ils faire l’objet d’études d’impact ? Selon quelle méthodologie ?

Pour rendre compte de l’actualité de la recherche universitaire, le Journal des Arts ouvre ses colonnes aux jeunes chercheurs en publiant régulièrement des résumés de thèse de doctorat ou de mémoire de master (spécialité histoire de l’art et archéologie, arts plastiques, photographie, esthétique…).
Les étudiants intéressés feront parvenir au journal leur texte d’une longueur maximale de 4 500 caractères (à adresser à Jean-Christophe Castelain, rédacteur en chef : jchrisc@artclair.com). Nous publions cette quinzaine le texte d’Isabelle Hermann, en cours de thèse, sous la direction du professeur Philippe Dagen, université Paris I-Panthéon-Sorbonne, histoire de l’art contemporain.
Une journée d’étude sur le sujet de sa thèse est programmée à l’INHA le 18 novembre 2014.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°414 du 23 mai 2014, avec le titre suivant : La nature envisagée comme écosystème dans les pratiques artistiques depuis les années 1960

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