Le renouvellement des collectionneurs

Par Daniela Stocco · Le Journal des Arts

Le 21 mai 2014 - 1428 mots

Malgré les pesanteurs structurelles, croissance économique, essor des galeries et qualité des foires font émerger une nouvelle génération d’acheteurs.

Comme pour le patrimoine (lire page 24), le modernisme constitue un prisme historiographique clé pour l’étude des phénomènes artistiques brésiliens. L’histoire du marché de l’art ne fait pas exception. La « semaine de l’art moderne de 1922 », organisée à São Paulo, est souvent invoquée  comme date charnière. À cette époque, la production artistique se partage entre l’art académique, lié à l’École nationale des beaux-arts, et un groupe plus divers réunissant artistes et écrivains influencés par les avant-gardes européennes du début du siècle. On estime que cette « semaine de 22 » fut le premier moment où les intellectuels ont adapté cette avant-garde aux spécificités sociales et politiques brésiliennes, posant ainsi les bases du modernisme.

Avec la crise de 1929 puis la Seconde Guerre mondiale, le centre du monde quitte l’Europe et l’intérêt (local) porté à la production brésilienne augmente. Dans le Brésil des années 1930, l’art baroque colonial décoratif constitue alors l’essentiel des collections.

Une diffusion tardive et confidentielle
À partir des années 1940, le développement du journalisme et de la critique d’art accompagne la naissance des premières galeries et la diffusion des créations modernistes. C’est dans l’immédiat après-guerre que se créent les instances de consécration de l’art moderne, qui font de Rio et São Paulo les deux pôles artistiques du modernisme : un Musée d’art moderne (MAM) dans les deux villes, à Rio le Salon national d’art moderne et à São Paulo le Musée d’art (MASP) et la biennale. À cette époque, la plupart des marchands et des collectionneurs sont des étrangers ayant fui la Seconde Guerre Mondiale, nostalgiques d’une vie culturelle européenne. Les collectionneurs brésiliens, eux, sont des industriels issus de grandes familles descendant des colons européens et quelques propriétaires terriens. Le cercle d’intellectuels et de notables attirés par l’art ne constitue pas encore un marché à proprement parler, plutôt une élite culturelle et économique en construction. Entre 1947 et 1958 les ventes sont anecdotiques, informelles ; les rares galeries vendent souvent des antiquités ou des meubles et ne développent ni stratégie commerciale ni ligne esthétique.

La première professionnalisation a lieu dans les années 1960. Si l’avant-garde est « concrétiste » à São Paulo et « néo-concrétiste » à Rio, l’époque est à la consécration marchande du modernisme : avec la fondation de Brasília, le mouvement connaît son apogée international. La croissance des classes moyennes supérieures fait émerger de nouveaux collectionneurs. Les galeries et les salles d’enchères leur vendent des œuvres de Tarsila do Amaral, Alfredo Volpi, Di Cavalcanti et Candido Portinari, dont les toiles sont acquises en nombre par les particuliers. L’intérêt pour la production nationale et les prix pratiqués à l’étranger font que les artistes brésiliens concentrent la quasi-totalité des ventes. Les galeristes de Rio et São Paulo changent peu à peu leur ligne, la recherche d’avant-gardisme devient systématique dans les années 1970. Dans le sillage de Raquel Arnaud et Luisa Strina, les ventes d’art contemporain détrônent peu à peu celles d’art moderne durant les années 1980, mais sur des volumes faibles : jusqu’à la fin des années 1990, le Brésil connaît une crise économique et le marché de l’art brésilien se contracte.

Le boom des années 2000

Durant la dernière décennie, le PIB brésilien a connu une croissance cumulée de plus de 130 %. Parallèlement, la production d’art contemporain s’est élargie et l’offre artistique a suscité l’intérêt croissant des Brésiliens, ainsi qu’en témoignent les chiffres records de fréquentation. En 2011, trois des dix expositions les plus vues au monde, selon The Arts Newspaper, ont eu lieu à Rio. La première, « Le monde magique d’Escher », aurait compté plus de 570 000 visiteurs soit une moyenne de plus de 9 500 visiteurs quotidiens. La croissance du marché de l’art n’est pas moins impressionnante : selon l’Association brésilienne d’art contemporain (ABACT), un tiers des galeries d’art contemporain (sur les 50 de l’échantillon) ont été créées dans les années 2000, et un second tiers est postérieur à 2010 ! Le volume de leurs ventes a augmenté de 44 % entre 2010 et 2011, de 22,5 % en 2012 et de 27,5 % en 2013. Arteconomics évalue à 1 % du volume mondial et 450 M€ le marché brésilien, en forte croissance.

Le profil du collectionneur a changé : aux hommes d’affaires traditionnels se sont ajoutés les trader financiers et les professions libérales. Une frange de ceux-là privilégie toujours l’art moderne, comme le montrent les ventes aux enchères de Rio et São Paulo. C’est dans les foires – SP-Arte et ArtRio en tête – et les galeries que se pressent davantage les amateurs d’art contemporain. Rio et São Paulo concentrent près de 90 % des galeries représentant des artistes contemporains (Abact). Les galeristes identifient à gros traits trois types d’acheteurs : ceux qui recherchent un investissement, ceux qui souhaitent trouver une pièce s’accordant avec le canapé et les passionnés. En filigrane, le prestige social et la sensation de privilège, accentués par un tissu de classes sociales encore très marquées au Brésil, participent des motivations de ces nouveaux collectionneurs.
Les artistes brésiliens préférés aux étrangers

Mais la nouveauté est sans conteste l’ouverture – certes mesurée – aux artistes internationaux. Outre Bernardo Paz à Inhotim (lire page 28), João Carlos de Figueiredo Ferraz (créateur de son institut à Ribeirão Preto, État de São Paulo), Gilberto Chateaubriand (président du MAM-RJ) et d’autres, comme Regina Pinho de Almeida, Pedro Paulo Barbosa ou José Olympio regardent aussi au-delà des frontières. Les foires de Rio et São Paulo ont vu des œuvres de Calder, Warhol ou Baselitz vendues récemment à des montants importants. Les faits sont isolés mais indéniablement nouveaux. A fortiori chez les collectionneurs plus modestes, les artistes brésiliens restent prédominants. La faible présence d’artistes étrangers s’explique d’abord par la jeunesse des collectionneurs et par des taxes d’importation autour de 40 % qui rendent les artistes étrangers peu « compétitifs », malgré la brève exemption de TVA accordée pendant les foires. Autre facteur structurel : la faiblesse des budgets d’acquisition des musées. Ces derniers présentant rarement, expositions temporaires mises à part, de grands chefs-d’œuvre étrangers, ils ne créent pas de tradition d’acquisition, ni de « valeur locale » pour ces artistes. Un chiffre illustre ce phénomène : quand 76 % des ventes en galeries sont à destination de collectionneurs locaux (12 % étrangers), 4 % seulement vont à des institutions brésiliennes, à peine 1 % de plus que les musées étrangers (3 %). Le chiffre illustre en revanche la bonne santé relative « à l’export » de l’art brésilien (lire p. 28).

D’un côté, les foires s’internationalisent (43 % de galeries étrangères à SP-Arte en 2014) et le volume de vente croît doucement. De l’autre, les 50 galeries qui comptent, ont une croissance à deux chiffres depuis des années. À moins d’une révolution fiscale, on peut légitimement conclure que le made in Brazil a de beaux jours devant lui chez les collectionneurs brésiliens.

Daniela Stocco, Chercheur en sociologie de l’art, à l’Université Fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ) et à Paris VIII

São Paulo, capitale des arts

Les différences entre Rio de Janeiro et São Paulo sont un des sujets de conversation préférés des Brésiliens. São Paulo est la capitale financière et commerciale, possède une culture urbaine nord-américaine et des infrastructures plus récentes. Rio, capitale historique et touristique, belle et indisciplinée, serait aussi devenue plus provinciale. Artistiquement, une partition existe aussi. Une célèbre galeriste en propose une lecture schématique rapide: « Comme Los Angeles, Rio a le cinéma spectacle, la musique populaire et le tourisme. Comme New York, São Paulo a le marché de l’art et les disciplines plus “intellos”, avec évidemment des passerelles et des exceptions. » Le parallèle semble caricatural, mais le détail confirme le cliché : si de nombreux artistes préfèrent le cadre de vie carioca à la mégapole paulista, la ville de São Paulo héberge en revanche plus d’institutions (voir page 24) : outre la Biennale, l’Institut Tomie Ohtake, le Musée de la sculpture (MUBE), la Praça das artes ou encore les espaces indépendants Pivô ou Atelier 397 n’ont pas d’équivalent à Rio. Les galeries d’art contemporain y sont plus nombreuses et plus importantes. En 2013, on comptait 53 galeries à São Paulo, contre 39 à Rio. Mais surtout, selon le rapport 2012 de l’ABACT (Brazilian Association of Contemporary Art), celles de São Paulo réaliseraient 95 % des exportations. Si le récent renouveau économique de Rio lui amène aussi institutions et collectionneurs (comme à Los Angeles…) São Paulo reste cependant le cœur de la scène artistique contemporaine.

David Robert
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°414 du 23 mai 2014, avec le titre suivant : Le renouvellement des collectionneurs

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