Sociologie

Les palmarès au crible

Le Journal des Arts

Le 5 mai 2014 - 844 mots

Alain Quemin publie une étude comparative entre les différents classements internationaux des artistes ou professionnels du monde de l’art depuis les années 1970.

Reprenant le titre-référence d’Edgar Morin en 1957 sur les stars de cinéma, le sociologue Alain Quemin (collaborateur du JdA) donne un ouvrage stimulant sur les palmarès construits dans le but de classer les artistes contemporains, les « stars », les œuvres d’art et les acteurs du « monde de l’art » en fonction de leur réputation. Il ne consacre pas moins de 120 pages au plus ancien d’entre eux, le « Kunstkompass », créé en 1970 en Allemagne, soit au moment de la structuration de la scène artistique que nous connaissons encore aujourd’hui. Puis il compare à cette « star des palmarès » d’autres palmarès internationaux d’artistes comme l’indicateur de visibilité des artistes établi par Artfacts, nettement plus englobant, publié par le magazine allemand Capital, après que son concurrent Manager lui eut enlevé le Kunstkompass. Il examine aussi le classement d’Artnet (Berlin) et celui d’Artprice (France) qui porte le succès marchand, le palmarès des 50 œuvres les plus marquantes des cinq dernières années de « Complex Art Design » (New York) et celui des 100 œuvres les plus « iconiques » d’Artinfo (New York).  Il considère ensuite les palmarès fondés sur le pouvoir ou l’influence, notamment le « Power 100 » publié annuellement par le magazine The ArtReview (Londres) depuis 2002. Après avoir consacré un chapitre aux classements français, il établit dans les suivants le rôle des différents facteurs qui influencent la réputation (âge, sexe, nationalité et pays de résidence).

États-Unis/Allemagne principalement
Parmi les résultats obtenus, certains bousculent les idées reçues : ainsi le « jeunisme » ne fait-il pas réputation et l’on constate l’élévation de l’âge des artistes les mieux classés sur la durée depuis 1970 ; la prise de pouvoir des femmes artistes a semble-t-il rencontré son plafond de verre ; enfin, alors que le discours dominant prétend qu’en cette période de mondialisation les nationalités ne comptent plus, Quemin démontre que le duopole États-Unis/Allemagne continue à fort bien fonctionner, les pays occidentaux en général figurant largement dans les premiers rangs des artistes ou des personnes puissantes du « monde de l’art », finalement bien moins mondialisé qu’on ne le croit. Confrontant le Kunstkompass, qui, à la différence des autres palmarès, ne tient pas compte du marché (du moins pas directement), l’auteur conclut à la non-pertinence pour l’art le plus contemporain de la formule établie dans les années 1980 par Raymonde Moulin de la création de la valeur par une conjonction du marché et du musée, en observant qu’il y a des artistes qui doivent leur notoriété plutôt à l’institution (notamment en France) et d’autres plutôt au marché.

Si Alain Quemin voit parfaitement la valeur performative de tels classements, leurs auteurs et les médias qui les publient contribuant à établir ce qu’ils croient avoir mis en évidence, il aurait sans doute pu questionner davantage la croyance qui est la leur en des critères pondérés et quasi scientifiques, alors qu’ils sont empreints de mysticisme (le chiffre magique du top de classement, l’entrée au pouvoir de sidération dans le petit groupe de tête auquel Boltanski par exemple n’accède pas). Loin d’être un « air du catalogue », le classement est un acte performatif conservatoire du « monde de l’art » ; il est traversé par tous les fantasmes de la fascination ou au contraire du désir de transgression et de renversement des valeurs ; il rend visible, comme le ferait un symptôme, la lutte que se livrent pour occuper les premiers rangs, tant sur le plan symbolique que sur les plans économique et politique, les individus et les groupes actifs dans le champ, comme autrefois Pierre Bourdieu avait pu le démontrer pour la sphère littéraire.

Impératifs marchands et relativisme des valeurs
Ce qui se lit dans le temps long de ce travail d’enquête, c’est, au-delà de la différence superficielle entre artistes « sucres rapides » comme Julian Schnabel ou la Trans-avant-garde italienne, qu’une révision des jugements esthétiques aurait rapidement disqualifiés – retour au « bon sens » ? –, et artistes « sucres lents » dont la valeur s’affermit au cours des années, au premier comme au deuxième rang, l’impression tenace qu’au rêve qu’avaient eu les artistes des années 1960-1970, en Italie – justement avant la Trans-avant-garde –, en Allemagne et aux États-Unis de construire une adresse directe et autonome aux publics, d’artiste et d’œuvre à spectateur et à citoyen, avec des adjuvants institutionnels et galeristes engagés, la construction d’un « monde de l’art » fondé sur un réseau complexe d’intermédiaires de plus en plus puissants a opposé une réalité de moins en moins favorable aux artistes et aux connaisseurs, gauchissant la force du social par préemption par les impératifs marchands et le relativisme des valeurs. Que Gerhard Richter et Bruce Nauman demeurent parmi les hommes les plus influents du « monde de l’art » est un bon signe, le « satellisme » de Buren ou Boltanski l’est moins, et le décrochage de Jannis Kounellis ou François Morellet ne l’est pas du tout !

Thierry Dufrêne : professeur d’histoire de l’art contemporain, université Paris-Ouest Nanterre-La Défense

Alain Quemin, Les Stars de l’art contemporain, CNRS Éditions, 2013, 458 p., 25 €.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°413 du 9 mai 2014, avec le titre suivant : Les palmarès au crible

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