Chronique

Le livre, véhicule artistique

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 5 mai 2014 - 1030 mots

Au travers d’un volume faisant suite à un colloque, d’une monographie sur Guy de Cointet et d’un catalogue d’exposition sur Boltanski, le livre d’artiste se redéfinit et repousse toujours plus loin ses limites.

Le livre participe à la multiplication des lieux et à la versatilité des formes envisagées sous cette désignation chroniquement problématique d’« art contemporain ». En avançant une clarification de l’appellation « livre d’artiste », le volume collectif publié par les éditions Incertain Sens offre une vision historique d’un territoire de pratiques aux contours heureusement flous. Celui-ci trouve sa place parmi d’autres réalités éditoriales, telles que des monographies comme celle consacrée à Guy de Cointet ou des catalogues d’exposition, ici le Boltanski Buenos Aires, évoqués plus loin. Leszek Brogowski, universitaire et codirecteur de la publication (avec Anne Mœglin-Delcroix, initiatrice dans ce domaine avec son Esthétique du livre d’artiste parue en 1997 et réactualisée chez Le mot et le reste, et Aurélie Noury, coordinatrice du Cabinet du livre d’artiste à Rennes), précise en préface : « Le concept du livre d’artiste entretient un rapport intime, mais paradoxalement double, avec la tradition, en reconduisant le concept historiquement constitué du livre et en remettant en cause par là même le concept convenu – historiquement dépassé – de l’art. En effet, maintenir le concept non élargi du livre permet aux artistes de faire de l’art autrement (p. 11). »

Extension de l’atelier
Clive Phillpot, longtemps directeur de la bibliothèque du MoMA à New York (aujourd’hui basé à Londres comme commissaire indépendant), en ouverture d’un ensemble de contributions issues d’un colloque en 2010, témoigne d’une découverte qui s’est imposée à l’homme de bibliothèque qu’il était à la fin des années 1960, devant ces inclassables réalisés par les artistes : Ed Ruscha (et ses Twentysix Gasoline Stations dès 1963) ou N.E. Thing Co (Iain Baxter et son Portfolio of Piles, en 1968) revendiquent l’usage du livre comme extension de l’atelier et de l’exposition. La vingtaine de contributions (études historiques, thématiques, propos d’artistes) dresse le paysage de cette « Extension du domaine de l’art » (selon le titre de l’étude de Valérie Mavridorakis), et présente le mérite d’éclairer ainsi un mode de pratique contemporaine active et ouverte, dont la floraison est désormais beaucoup plus que saisonnière, chez des artistes de toutes générations. Hans-Peter Feldmann, Lefevre Jean Claude, Mike Nelson, Dick Higgins, Maurizio Nannucci traversent de leur œuvre-livre les textes réunis, qui rappellent aussi combien l’économie de moyens et l’autonomie artistique défendus par le cercle Fluxus est fondatrice.

Alexander Streitberger montre dans son « Vidéo et livre d’artiste à l’ère des médias de masse », au travers d’une pièce de Victor Burgin, que le livre est une surface d’échange avec d’autres pratiques et médiums, la photo bien sûr, mais aussi le cinéma et la vidéo ; ou encore, selon Océane Delleaux, avec la publication électronique, du déjà vieux CD au site Internet et au livre téléchargeable. Le temps de la page d’image, et en particulier de l’image-mouvement arrêtée (photogramme ou vidéogramme), en autorise d’autres lectures. Livre-archive, livre-collection, texte en image, inscription, jeu, écritures de toutes sortes, le terrain est fertile, ouvert aussi aux collectionneurs et de plus en plus couru, au travers des quelques librairies et réseaux spécialisés.

Cointet, livre à voir
Le livre occupe une place singulière dans l’œuvre de Guy de Cointet (1934-1983), devenue accessible grâce à la belle monographie que lui consacrent aujourd’hui les éditions Flammarion. Cointet, en « dévoreur de livres », n’en produit que cinq, entre 1972 et 1975 : mais ceux-ci « défient les limites de la lecture. Il s’agit en effet de livre à voir ou à dire, mais les signes dont ils sont remplis n’y sont pas à suivre du bout du doigt dans le but de démêler une signification particulière (p. 49) » selon la présentation qu’en fait Frédéric Paul, auteur principal du volume. Le dessin, le jeu sur les figures de l’alphabet, la poésie sonore en participent. S’il « consacre toute son énergie au dessin et à la performance théâtrale (écriture et scénographie) », l’artiste a aussi édité en 1971 sous le titre d’ACRCIT (par anagramme du mot « arctic »), un journal labyrinthe, autoproduit en sérigraphie : il est surtout une sorte de programme artistique, une « pierre de Rosette » (selon Vanessa Desclaux et Christophe Lemaitre, p. 102) de l’œuvre très singulière poursuivie tout au long des années 1970 et jusqu’à sa disparition. Mot, chiffre, lettre, signe, note, liste, énumération, équation, quasi-rébus et autres figures sémiotiquement incertaines donnent un lointain écho à la poétique mallarméenne, tout en servant de partition à ses performances. Du graphiste qu’il fut à une époque antérieure, Cointet a gardé cette attention à l’imprimé et au signe, comme le montrent aussi par ailleurs ses dessins, en contrepoint voire en pied de nez adressé de la Côte ouest au minimalisme new-yorkais d’alors. Les études et nombreuses illustrations de cette monographie donnent un bel exemple de la porosité, de la versatilité du livre d’artiste.

Le livre comme matériau chez Boltanski

Boltanski Buenos Aires est d’une autre nature éditoriale : ne s’agit-il pas d’un catalogue d’exposition ? Ces quelque 300 pages donnent un accès à un cycle de travail de Christian Boltanski mené en Argentine en 2012 sous la forme de quatre expositions simultanées, contextuelles et vouées à la destruction. Le volume, de construction classique avec nombre de photographies d’expositions, de textes savants et commentaires autour du « renouvellement du genre de la vanité » poursuivi par l’artiste, comme le note Jean-Hubert Martin (p. 236), constitue plus qu’il illustre un chapitre important et forcément peu vu de ce côté de l’Atlantique de l’œuvre de Boltanski : le contexte argentin va bien à l’artiste, qui se reconnaît dans les mémoires mêlées du Nouveau Monde.

Aussi, pièce majeure qui ouvre la publication, le livre comme matériau y a sa part et non des moindres : Flying books est une installation in situ qui voit flotter, presque voler, quelque 500 volumes dans l’air d’une grande salle. L’imaginaire du livre, de tous les livres, y est porté d’autant plus fortement qu’il s’agit de la grande salle de lecture de la Bibliothèque nationale d’Argentine, et dont le directeur en fut entre 1955 et 1973 un certain Jorge Luis Borges.

Le livre d’artiste : quels projets pour l’art ?, collectif sous la direction de Leszek Brogowski, Anne Mœglin-Delcroix et Aurélie Noury, Éditions Incertain Sens, « Collection grise », Rennes, 2014, 300 p., 25 €.

Boltanski Buenos Aires, AnÁ­bal Y. Jozami, Diana B. Wechsler, Jean-Hubert Martin, coédition Muntref (Museo de la Universitad de Tres de Febrero), Buenos Aires)/Les presses du réel, Dijon, 2014, 284 p., 35 €.

Guy de Cointet, Frédéric Paul et alii, éditions Flammarion, 272 p., 50 €.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°413 du 9 mai 2014, avec le titre suivant : Le livre, véhicule artistique

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