Martial Raysse : « Le grand peintre en ce début de XXIe siècle, c’est moi, ce n’est pas Buren »

Volontairement resté en marge de la scène française, Martial Raysse sera bientôt à l'affiche du Centre Pompidou, à Paris.

Par Éric Tariant · Le Journal des Arts

Le 23 avril 2014 - 1685 mots

Icône de la révolution sexuelle et artistique, Martial Raysse refuse depuis les années 1970 la société de consommation. Solitaire et sauvage, il œuvre depuis à réinventer une nouvelle vision du monde.

Il est droit et mince comme un « i ». L’œil vif et le nez aquilin, emmitouflé dans un pull à col roulé et un pardessus noirs impeccables, il a conservé l’élégance altière de sa jeunesse. En bon Méditerranéen, il parle « avé » l’accent en agitant les mains. Des mains longues et fines ornées de deux bagues en forme de cœur. Sur une mezzanine à l’étage du Café Beaubourg, Martial Raysse sirote un mélange banane-fraise en cassant du sucre sur les peintres français. Tous « très mauvais » depuis 80 ans. Derain ? « Ce n’est pas grand-chose ». Balthus ? « C’est un peu mondain, cela manque de virilité ». Il est tout aussi sévère avec le Nouveau réalisme. « Je trouve cela très médiocre. Si en lieu et place d’Yves Klein et d’Arman, j’étais tombé directement sur Lucian Freud, j’aurais gagné trente ans. »

Il sait aussi se montrer cruel à l’égard de lui-même. Comme dans cet autoportrait de 2006 La Fin des haricots : il a collé au-dessus d’un corps de putti rose saumon le visage d’un vieil homme incrusté sur un fond rose pop. Quarante ans plus tôt, il se peignait en jeune dandy longiligne et nonchalant, cravate verte et chaussures jaunes sur fond violet. C’était en 1967. Martial Raysse est alors en pleine gloire. Beau, fier et solaire, il est le roi de Saint-Germain-des-Prés. Tel un météore, il enchaîne les succès. 1965 est l’année de sa première grande rétrospective « Martial Raysse. Maître et esclave de son imagination » au Stedelijk Museum d’Amsterdam. En 1966, il représente la France à la Biennale de Venise et expose à New York à la galerie Alexandre Iolas. Un an plus tard, il réalise les décors de Paradise Lost de Roland Petit pour le Royal Ballet de Londres, avant d’exposer à la Dwan gallery, à Los Angeles où il réside alors.

À l’orée des années 1960, temps de toutes les révolutions, sexuelle, morale, artistique (pop art, Nouvelle Vague…), sa poétique du bonheur et des vacances fait un tabac : baigneuses en lunettes noires et maillots de bain aux couleurs vives évoluant au milieu de piscines gonflables et de sculptures en néon (« Raysse beach »). Il séduit critiques et collectionneurs avec ses portraits féminins aux couleurs acidulées inspirés des magazines de mode ou ses interprétations tendres et fraîches de tableaux d’Ingres ou de Gérard (« Made in Japan »). Il est l’anti Buffet. Celui qui veut exalter le soleil et l’optimisme. Que cache cette célébration des artifices de la beauté ? Faut-il y voir la volonté de chasser l’ombre de la mort qui le hante depuis l’enfance ? Depuis cette descente de la Gestapo qui l’a tiré du lit à 4 heures du matin, par une triste nuit au début des années 1940. Son père – un résistant — échappe à la rafle. La petite famille, aussitôt exfiltrée, restera trois ans dans le Vercors. Ce sont ces années sombres qui expliquent son pessimisme, la douleur et l’inquiétude qui sourd dans ses œuvres.

Le Grand départ
En 1968, il refuse la société du spectacle et récuse les jeux biaisés du marché de l’art. Il s’oppose violemment à un système ivre de consommation où il ne trouve plus sa place. Après Camembert Martial Extra doux (1969), un de ses premiers films, empreint d’une atmosphère mortifère, un autre court-métrage, Le Grand départ (1972) annonce un tournant. Un changement de vie qui le conduira à fuir à la campagne et à renouer avec la peinture. En 1973, il pose ses valises, au vert, à Ussy-sur-Marne (Seine-et-Marne). En  1975, il expose à Paris chez Karl Flinker sa série « Loco Bello », un ensemble de peintures et de dessins visionnaires exaltant une végétation luxuriante peuplée d’un étrange bestiaire.

Fauché, il fuit la région parisienne. En 1979, il acquiert en Dordogne pour une bouchée de pain une ferme isolée et délabrée. C’est là, non loin de Bergerac, qu’il vit depuis 35 ans. En rase campagne, au rythme de la nature et des saisons. Couché avec le soleil, il se lève au chant du coq. Il fait son pain et mange les œufs de ses poules. Débroussaillage, coupe du bois et soin des animaux : sa vie est scandée par les travaux de la ferme. Solitaire, sauvage, concentré sur son œuvre, l’homme préserve farouchement sa liberté. « Martial Raysse ? Il est décédé », affirma-t-il soudainement, un beau jour, au Préfet du département venu lui annoncer la visite d’un certain Dominique Villepin, premier ministre de son état. « C’est un moine peintre. Son travail est sa seule obsession et son seul bonheur », souligne Marin Karmitz qui le fréquente et collectionne ses œuvres depuis bientôt dix ans. Martial Raysse n’aime pas l’argent, cet instrument de domination et d’accaparement au service des plus riches. C’est heureux, il en fut longtemps privé. Avare, il fuit les dépenses inutiles. Chez lui, pas d’électricité tant que filtre encore un rayon de lumière du jour. Et pourquoi déranger le plombier ou le chauffagiste si l’on peut se charger soi-même des travaux d’entretien ? Martial Raysse serait il une incarnation vivante de la sobriété heureuse chère à Pierre Rabhi ? « C’est un choix et une philosophie de vie. C’est aussi une façon de préserver son indépendance », souligne Catherine Thieck qui fut sa galeriste pendant ses vingt années de traversée du désert. Malmené par la critique, il est alors boycotté par les collectionneurs. Son sauveur, François Pinault, guidé par son émotion et l’intuition que son poulain sera un jour très coté, commence à lui acheter des pièces en 2000. Marin Karmitz, en 2005, après que le peintre lui eut montré Dieu merci, une détrempe sur toile exécutée à son attention. Le président du conseil de surveillance de Mk2 fut longtemps décontenancé par ce nu, hommage dérangeant à la beauté féminine. Il qualifie aujourd’hui de « géniale » cette œuvre qui l’a invité à revenir aux fondements classiques de l’art. François Pinault et Marin Karmitz sont « ses Médicis ». Leur rencontre tient pour lui du miracle. Lâché par les amateurs et les institutions, il a survécu à ces années de vaches maigres grâce à eux.

Réinventer la peinture
À la galerie de France, on se souvient encore des arrivées clownesques de Martial Raysse traversant, au pas de course et tête baissée, le bel espace d’exposition de la rue de la Verrerie. Sans l’ombre d’un regard pour les œuvres des autres artistes de la galerie accrochées aux cimaises. Forcément moins bons et peu dignes d’intérêt. « Si j’ai raison, tous les autres ont tort », soutenait-il alors fermement à Catherine Thieck. Il y a deux ans, l’artiste a rejoint Kamel Mennour. « Nous allons travailler ensemble. J’aime beaucoup ton espace. Mais je déteste tes artistes », lança-t-il, un rien sarcastique, au galeriste au garde à vous, sûr d’avoir décroché la perle rare.

Martial Raysse fustige depuis plus de trente ans l’art moderne et contemporain, leur doxa, leur caractère totalitaire, péremptoire et sans nuance. « L’histoire de l’art moderne, c’est l’histoire des marchands. L’édifice ne tient que grâce au Cac 40. Si celui-ci s’écroule, tout s’écroule », tonne-t-il. Son combat ? Réinventer la grande peinture, « celle qui parle toujours des chemins de la connaissance et de l’amour universel », selon ses propres paroles prononcées il y a trente ans lors d’une conférence au Centre Pompidou. Sur les pas de Poussin, Raphaël et Ingres, mais aussi des modernes dont il se sent proche comme De Chirico, Dix, Hopper et Freud. Après de longues années de tâtonnements, il s’est forgé un style conjuguant classicisme, naturalisme et un zeste d’archaïsme, voire de naïveté assumée, analyse Catherine Grenier, commissaire de sa future rétrospective au Musée national d’art moderne. Parallèlement, il renoue avec une conception ancienne de la sculpture, la statuaire, en mêlant l’antique sévère et le ludique, le tout porté par un langage symbolique.

On le voit réinvestir des pistes depuis longtemps abandonnées. Il puise du côté des grands mythes ancestraux et des archétypes, réhabilite la perspective qui hiérarchise les plans et les êtres réintroduisant l’esprit de nuance. Il exalte le devoir d’ivresse qui pousse l’être humain à s’affranchir du connu et à ouvrir de nouvelles voies. Comme dans Heureux rivages (2007) qui met en scène, entre ciel et terre, un Bacchus au visage bleuté, Dieu solaire, force génératrice de l’univers. Serait-ce Krishna ? Sur un banc repose une bouteille, un verre de vin et une miche de pain. Au premier plan coule un petit ruisseau qui nous dit, qu’ici, souffle l’esprit. « Le rôle social du peintre ? Montrer la beauté du monde pour inciter les hommes à le protéger et éviter qu’il ne se défasse », lance-t-il avec des accents camusiens.

Pour calmer son angoisse effroyable d’être au monde, il est parti en quête de la source, du côté du bouddhisme zen chinois, des Pères du désert et du soufisme. « Je ne suis pas sage, mais je connais les chemins de la sagesse », lance-t-il, l’air mutin, avant de lancer une pique à l’adresse de l’état-major de l’auguste institution qui se dresse de l’autre côté des fenêtres du café Beaubourg. « Ma rétrospective ? Ils ne pouvaient pas faire autrement. En toute humilité, si la France veut un grand peintre en ce début de XXIe siècle, c’est moi, ce n’est pas Buren. Il n’y a personne d’autre ».

MARTIAL RAYSSE EN DATES

1936 : Naissance à Golfe-Juan-Vallauris.

1955 : Rencontre Arman et Ben et publie une plaquette de poèmes.

1960 : Signe la Déclaration du Nouveau réalisme chez Yves Klein.

1965 : Première rétrospective au Stedeljik museum d’Amsterdam.

1979 : S’établit dans le Périgord.

1981 : Expose au Centre Pompidou, Musée national d’art moderne.

1992 : Rétrospective à la Galerie nationale du Jeu de Paume.

1997 : Exposition « Martial Raysse. Chemin faisant, Frère crayon et Sainte gomme », au Centre Pompidou, Musée national d’art moderne.

2014 : Rétrospective au Centre Pompidou, Musée national d’art moderne.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°412 du 25 avril 2014, avec le titre suivant : Martial Raysse : « Le grand peintre en ce début de XXIe siècle, c’est moi, ce n’est pas Buren »

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