Ventes aux enchères

Le tropisme individualiste

Par Alexis Fournol (Avocat à la cour) · Le Journal des Arts

Le 23 avril 2014 - 1409 mots

Malgré l’arrivée des deux majors anglo-saxons, il y a eu très peu de regroupements de maisons de ventes. Au contraire leur nombre a augmenté de 20 %, révélant une profession encore très individualiste.

Le phénomène le plus marquant de ces dix dernières années réside incontestablement dans l’augmentation du nombre d’opérateurs de ventes volontaires (OVV) non adossés à des études de commissaires-priseurs judiciaires. Malgré cette faculté accordée par la loi du 10 juillet 2000, libéralisant les ventes publiques en France en permettant à des sociétés commerciales d’intervenir dans ce secteur d’activité, seuls 23 opérateurs avaient choisi en 2002 de réaliser uniquement des ventes volontaires (6,7 %). En 2013, ce chiffre a plus que quadruplé et s’établit désormais à 102, près d’un quart des 414 opérateurs déclarés auprès du Conseil des ventes volontaires. Une progression lente au début, avec une augmentation néanmoins très nette ( 20) en 2012, suite à l’adoption de la loi du 20 juillet 2011. Quant aux opérateurs adossés à des études judiciaires, leur nombre est stable depuis 2002 (317 alors, 312 aujourd’hui). Depuis la mise en œuvre de la loi de 2000, le nombre d’opérateurs a crû de près de 20 %, passant de 340 en 2002 à 414 en 2013. « Au moment de la réforme, nous savions que la profession continuerait d’attirer, elle est prestigieuse », note Catherine Chadelat, présidente du Conseil des ventes.

Une mutualisation complexe et laborieuse
En revanche, une des intuitions du législateur ne s’est pas concrétisée. La réforme de 2000, permettant l’établissement en France de Sotheby’s et de Christie’s, aurait dû avoir pour conséquence un regroupement des commissaires-priseurs, un resserrement des structures, afin de mieux lutter contre les Anglo-Saxons tant redoutés. Or, très peu de regroupements ont eu lieu. Les tentatives de Pierre Bergé de fédérer les commissaires-priseurs de Drouot sous une même bannière, avant qu’il ne fonde Pierre Bergé et associés, ont échoué. Selon Catherine Chadelat, « en 2000, il n’y avait pas de concurrence exacerbée comme aujourd’hui, les commissaires-priseurs n’avaient pas un besoin économique absolu de se fédérer. De même maintenant, sur le plan financier, les OVV s’en tirent et ils s’en satisfont ». En province, seuls les groupes Ivoire et Alliance Enchères ont tenté une fusion. Mais Patrice Biget, commissaire-priseur à Alençon (Orne) et président d’Alliance Enchères, relativise cette initiative : « Nous avons un logo et un site internet communs et c’est tout. Chacun a gardé son entité. Alliance Enchères est un peu en veille, chacun reste très individualiste. Pour avoir un regroupement complet, il faudrait que le judiciaire aussi soit regroupé avec une comptabilité commune et que nous soyons salariés d’une seule et même structure. Il faudrait aussi que nous fassions des ventes de prestige en commun mais pour l’instant, chacun garde ses beaux objets pour son étude…

C’est une profession qui n’a jamais su s’unir. Nous avons une philosophie commune mais nos intérêts juridique et financier ne sont pas encore communs ». La démarche du groupe Ivoire est identique, l’absence de mutualisation réelle également. « Nous voulons nous remuer. Nous  avons compris qu’il ne faut plus être individualiste. Mais c’est difficile de réunir dans une même société des personnalités très fortes », souligne Bertrand Couton, commissaire-priseur à Nantes et membre du groupe Ivoire. Seul un regroupement à Paris a su s’imposer avec Artcurial, qui a attiré plusieurs commissaires-priseurs de la place parisienne : Francis Briest (2002), rejoint par Rémy Le Fur (parti depuis) et Hervé Poulain (2003) et enfin François Tajan (2005). « Artcurial incarne cette réforme mais c’est une alchimie difficile à cerner pleinement : l’adjonction d’expériences cumulées, un lieu emblématique, l’hôtel Dassault, ainsi qu’un actionnariat solide (famille Dassault et Michel Pastor), autant d’éléments rassurants pour la clientèle, notamment étrangère. Il a fallu que chacun accepte qu’une partie de ses prérogatives soit partagée. S’associer, c’est partager. Certains n’y sont peut-être pas prêts », explique Me François Tajan. Mais y a-t-il de la place pour plusieurs intervenants à haut niveau ? « J’en doute car sinon, la réforme ayant déjà 14 ans, ce serait déjà fait ! », commente Me Couton. Or, « il ne peut y avoir de capitaux extérieurs sans regroupement ». C’est le chat qui se mord la queue. L’absence de mutualisation se reflète également au niveau de la forme sociale adoptée par les opérateurs. Une fois encore, plus qu’une marque, c’est bien la personnalité du commissaire-priseur qui prime. Ainsi, les sociétés à responsabilité limitée (SARL et EURL) demeurent la forme la plus prisée (80 %), avec un nombre ayant connu une croissance relative. Au contraire, le nombre de sociétés anonymes demeure stable avec seulement dix opérateurs (2,4 %) ayant adopté cette forme. Quant à la société par actions simplifiées (SAS), celle-ci a connu un réel engouement en raison de sa souplesse, tant juridique que fiscale. Leur nombre a plus que doublé entre 2002 et 2013, passant de 32 à 68 opérateurs (16 %).

De même, en l’absence de regroupement, la répartition géographique des opérateurs obéit à une certaine constance. Paris concentre près de 24 % des OVV et plus de 33 % pour toute l’Île-de-France. La très grande majorité des opérateurs se situe ainsi en province. Néanmoins, tous secteurs confondus, les opérateurs d’Île-de-France dominent le classement des vingt premières maisons de ventes au regard des montants adjugés, avec douze représentants et près de 62 % des montants cumulés d’adjudications réalisées par le top du classement national. Enfin, sur l’ensemble des opérateurs nationaux, l’Île-de-France polarise près de 57 % des résultats d’adjudication (frais de ventes non inclus). L’image de Paris reste très attractive et puis, « les grosses structures attirent les grosses collections », note Me Couton.

Les opportunités de la loi de 2011
Quant aux nouvelles techniques de vente accordées par le législateur aux opérateurs, l’engouement est très faible, marquant une réticence face à l’évolution de la profession. Alors que depuis 2011 les opérateurs peuvent avoir recours, indépendamment de toute vente aux enchères publiques, à la vente de gré à gré, seuls 34 d’entre eux déclarent y avoir procédé, pour un montant inconnu. Les commissaires-priseurs n’ont pas non plus profité, depuis 2011, de la fin de l’interdiction de vente de biens neufs aux enchères publiques, monopole accordé aux seuls courtiers assermentés depuis 1841. Seul le développement des activités de vente par voie électronique s’avère spectaculaire, tout en s’expliquant par la place grandissante du numérique dans notre société. Si seulement 30 opérateurs avaient recours à ce moyen technique en 2011, ils sont désormais 153 (37 % des opérateurs). La part des ventes par voie électronique totalement dématérialisées, dites ventes on line, représente 85 % des montants adjugés par voie électronique et concerne très majoritairement les ventes de véhicules d’occasion et de matériel industriel. En valeur, ces dernières s’élèvent à 443 millions d’euros d’adjudication (frais de vente non inclus), soit plus de 90 % du montant total des adjudications réalisées par voie électronique.Enfin, selon les chiffres du Conseil des ventes volontaires, une très forte segmentation existe au sein des opérateurs de ventes en 2013 d’un point de vue salarial. Pour la grande majorité d’entre eux, le nombre de salariés oscille en moyenne entre 1,6 pour les études réalisant moins d’un million d’euros de chiffre d’affaires annuel et 4 pour celles réalisant entre 1 et 10 millions. Au contraire, pour moins de 10 % d’entre eux, le nombre moyen de salariés est bien plus important. Ainsi, pour les études réalisant entre 10 et 50 millions d’euros annuels, ce nombre s’élève en moyenne à 14 salariés, tandis que pour les neuf études dont le chiffre d’affaires est supérieur à 50 millions d’euros annuels, le nombre moyen est supérieur à 55. Par ailleurs, les commissaires-priseurs représentent à peine 12 % de la masse salariale des opérateurs, et cela tout statut confondu, même si l’emploi en contrat à durée indéterminée et à plein-temps correspond à la situation la plus répandue (86 %). Les clercs et les salariés occupant des fonctions support occupent majoritairement le paysage salarial (88 %). Le recours aux intérimaires est également essentiel. Ainsi, sur les près de 2300 contrats de travail conclus par les opérateurs en 2013, les intérimaires représentent plus de 10 % de la masse salariale.

Le paysage du monde des enchères n’a donc pas été profondément remodelé malgré les interventions du législateur, sans doute parce que la majorité des acteurs a pour l’instant fait le choix de rester autonome. Cependant, tout porte à croire que si un OVV a l’ambition de se hisser en haut de l’échelle, il devra revoir sa stratégie.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°412 du 25 avril 2014, avec le titre suivant : Le tropisme individualiste

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