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Une nouvelle ère

Par Dominique Poulot · Le Journal des Arts

Le 26 mars 2014 - 1849 mots

SPECIAL 20 ANS - On recense entre 50 000 et 60 000 musées à travers le monde aujourd’hui, dont une part notable ne date que des vingt dernières années : ainsi, aux États-Unis, leur nombre est passé durant ces deux décennies de 8 000 à près de 18 000 pour une fréquentation de plus de 850 millions de visiteurs, soit davantage que les publics réunis des événements sportifs et des parcs d’attractions du pays. Même si la catégorie de l’« art » n’y entre que pour partie, le constat demeure impressionnant.

Une confiance renouvelée dans l’institution
Certes, la géographie du phénomène est complexe, qui dépend de contextes politiques et économiques bien différents. La période a été marquée, en France, par l’achèvement du Grand Louvre d’un côté, et l’implantation de sa succursale à Lens (Pas-de-Calais), de l’autre ; la construction du Musée du quai Branly ; le déménagement des Arts et Traditions populaires de Paris à Marseille, au Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM). Elle comprend aussi nombre de rénovations ou d’agrandissements en régions. Sur l’ensemble du continent européen, la plupart des grands musées de capitales ont connu des réaménagements ou bénéficié de compléments importants (à l’image des différents établissements de la Tate à Londres). À l’Est, la chute du Mur a conduit à un vaste redéploiement des anciennes collections communistes : certaines ont purement et simplement disparu, tandis que d’autres étaient ranimées (tel le Musée des arts décoratifs de Budapest). Les musées de l’ex-RDA ont connu, en particulier, des mutations considérables dont témoignent encore aujourd’hui les grands chantiers de l’Île aux musées à Berlin.

En Amérique du Nord, l’ouverture du San Francisco Museum of Modern Art en 1995, signé par l’architecte Mario Botta, et celle du Getty Center à Los Angeles en 1997, par Richard Meier, deux témoignages du postmodernisme, ont marqué la première décennie, et les réaménagements des musées new-yorkais la seconde, tandis que se multipliaient, au milieu des années 2000, des bâtiments spectaculaires et contestés, comme à Denver (Daniel Libeskind).

Dans les pays émergents, on a assisté tant à l’aggiornamento des établissements existants, peu nombreux jusqu’alors, qu’à une multiplication parfois inouïe de nouveaux bâtiments – à l’exception des grands musées d’Afrique, victimes à maints égards de l’incurie et du dénuement (comme au Caire), même si le Bardo, à Tunis, achève en ce moment sa complète rénovation. Ces derniers musées sont souvent liés à la revendication d’une identité territoriale nationale et culturelle illustrée par des collections spécifiques. Mais certains cultivent un modèle universel, comme le Musée national de Chine à Pékin ou le Musée d’art islamique de Doha, au Qatar (par I. M. Peï), qui illustrent le principe du musée encyclopédique. Ces développements posent cette même question de l’adéquation entre la forme du musée, née des Lumières et surtout incarnée au XIXe siècle, et les exigences de l’âge contemporain ; et y répondent tous positivement.

Au secours du développement local
Ce succès des musées n’a généralement pas été anticipé – même lors des plans de rénovation de la dernière décennie. Ainsi, le MoMA, à New York, redessiné en 2004 avec une superficie presque doublée par Yoshio Taniguchi, devait accueillir autour de 2 millions de visiteurs : il en reçoit 3 millions aujourd’hui. L’espace d’exposition saturé, les circulations incommodes, requièrent à l’évidence un nouvel agrandissement, qui, s’il trouve son financement, aboutira en 2018-2019. On pourrait multiplier de tels exemples, où le vieillissement accéléré des salles voire de la structure du bâtiment, comme au Centre Pompidou (rénové de 1996 à 2000), et dans tous les cas la fatigue des personnels conduisent à l’insatisfaction du public. Faut-il diminuer les flux, ou investir toujours plus ? C’est une alternative qu’affrontent certains établissements, comme le plus grand musée des sciences et techniques du monde, le Deutsches Museum à Munich, qui a choisi de restreindre ses surfaces dans son programme de modernisation.

Reste que le musée d’art contemporain a sacrifié souvent, durant ces décennies, à une écologie particulière. Le Mass MoCA (Massachusetts Museum of Contemporary Art), ouvert en 1999 près de Boston sur un ancien site industriel désaffecté, a inauguré un nouvel âge du musée, postindustriel et périurbain, sinon isolé. Décliné à l’envi depuis, un tel modèle a surtout été illustré par la rénovation urbaine de Bilbao, en Espagne. Thomas Krens, le patron du Guggenheim de 1988 à 2008, souvent crédité de l’invention du « musée global », y a inauguré un processus en vérité très local, par son financement et ses résultats : Guggenheim Bilbao a été récompensé pour ses 10 ans, en 2007, par le prix basque du rayonnement universel. Depuis, tous les projets de remodelage urbain qui ont recours à des équipements culturels sont jugés – explicitement ou non – à l’aune de cette entreprise, qui demeure emblématique des espoirs placés dans l’institution.

À la recherche de nouveaux usages
Aujourd’hui, la pluridisciplinarité, dans les collections et les expositions, est un acquis, illustré par l’accueil de spectacles vivants, de musique ou de danse à la Tate Modern ou au Louvre. La « mondialisation » des collections et des savoirs s’est aussi imposée partout, liée à la pensée postcoloniale en histoire et dans les arts visuels. Même les musées monographiques ont renouvelé leur approche, tel le Musée Magritte à Bruxelles, ouvert en 2009, sur le modèle des musées Van-Gogh à Amsterdam (rénové en 1999) ou Paul-Klee à Berne (2005). Parallèlement, l’usage des musées est sur le point de changer quand leurs collections sont partagées avec des bibliothèques et des archives ainsi que, le cas échéant, avec des mémoires de familles, pour dessiner une culture globale. De telles collaborations entre LAM (library, archive, museum) sont apparues autour d’initiatives pionnières comme la bibliothèque numérique européenne « Europeana », lancée en 2008, qui fait appel à 2 000 institutions. La tendance à un musée collaboratif a pour conséquence l’intégration, au sein des nouvelles présentations, de savoirs propres aux visiteurs et à leurs communautés, voire de perspectives « indigènes ». Pour certains musées, qui évoquent les tragédies des derniers siècles, mobiliser leurs visiteurs est primordial, car c’est avec leurs témoignages que se joue, en partie, la discussion ­publique de la mémoire et de l’histoire, de leurs enjeux et de leurs mérites respectifs. Si la légitimité de l’institution en sort confortée, elle repose sur des négociations inédites entre des expertises de nature différente.

La planète des riches
L’affaiblissement du soutien financier de l’État, dans un contexte de crise budgétaire aiguë, ou les aléas des contributions de fortunes privées et d’entreprises atteintes par les krachs, ont obligé les musées à mobiliser toutes sortes de ressources. Certes, le succès a généralement été au rendez-vous de telles initiatives – il est devenu banal de voir des établissements ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour telle exposition, ou à l’inverse, fermés pour cause de « privatisation » –, mais aux dépens de démarches plus prudentes à l’endroit de la conservation du fonds. Les tâches de récolement et d’étude, fondamentales à long terme, ou le nécessaire investissement dans les réserves et la restauration, risquent d’en pâtir. Pire, nombre de musées à travers le monde continuent de vendre régulièrement, non seulement des pièces mineures ou des doublons, mais de véritables chefs-d’œuvre selon une logique parfois incompréhensible, et à juste titre dénoncée par leurs pairs. À Detroit (Michigan), l’annonce d’une estimation de la valeur marchande des chefs-d’œuvre du musée par une maison de ventes, dans un contexte de faillite municipale, a révélé le potentiel catastrophique de pareilles situations. Même si l’histoire des musées à l’âge du libéralisme a toujours été liée à celle de philanthropes et de mécènes qui désiraient faire reconnaître leur respectabilité en contribuant à leur accroissement, certains épisodes récents en ont révélé les limites. Car le musée peut se transformer en écrin complaisant de démarches médiocres, à l’exemple du Musée des beaux-arts de Boston en 2005 pour la collection de William I. Koch, qui comprenait ses bateaux de course posés devant la façade.

À l’inverse, la multiplication de fortunes hors norme au cours des dernières décennies a provoqué l’apparition de collections capables de rivaliser avec les plus grands musées, et exempts de tout souci matériel. Tel est le cas de Ronald S. Lauder (cofondateur de la Neue Galerie à New York) ou d’Alice L. Walton, l’héritière Wal-Mart, à Bentonville, Arkansas (le Crystal Bridges Museum of American Art, par Moshe Safdie, ouvert en 2011). Ou encore du magnat brésilien des mines Bernardo Praz qui, en 2006, ouvre Inhotim près de Belo Horizonte, dans le Minas Gerais, un ensemble d’art contemporain international installé sur un parc d’espèces tropicales de 97 ha, pour le moins mal aisé d’accès. Le « musée » privé joue de l’écart par rapport au musée démocratique au nom d’une image d’exclusivité, et peut cultiver la lenteur du regard devant l’œuvre – une ­valeur désormais promue à l’encontre de l’immédiateté des contacts de la décennie précédente.

Organisations et valeurs
La professionnalisation des personnels de musée a incontestablement connu des progrès à travers le monde, dans un contexte de croissance générale des exigences de formation académique, mais aussi de division du travail qui met en vedette quelques commissaires d’exposition et des directeurs « leaders » sur un fond de conservateurs soumis à une organisation bureaucratique. Les formes d’excellence internationale passent par différents canaux, le plus traditionnel étant l’Icom (Conseil international des musées), qui a défini une éthique professionnelle, et dresse les listes rouges d’objets volés ou pillés.

Des réseaux plus régionaux, ou thématiques, entendent parallèlement favoriser l’excellence d’établissements en telle ou telle matière, au point que la somme de récompenses distribuées aujourd’hui chaque année aux musées autour du monde à quelque titre que ce soit défie l’imagination. S’y joue une sélection de musées présentés comme les meilleurs, mais qui témoigne de disputes quant à leurs valeurs respectives. La publication en décembre 2002 par un groupe de très grands musées d’une « Déclaration sur l’importance et la valeur des musées universels », abritée par le site du British Museum (Londres), a marqué une date à cet égard. Pour ses promoteurs, il s’agissait de souligner le rôle primordial joué par ces musées dans la compréhension entre civilisations. Pareil manifeste a surtout révélé une solidarité internationale qui fonctionnait déjà à propos de prêts entre musées partenaires de niveau équivalent. La revendication de l’universalité des fonds et le commerce des expositions temporaires s’entretiennent réciproquement, et entendent façonner la culture du XXIe siècle.

L’anthropologue américain George Marcus écrivait en 1990 qu’il faudrait à l’avenir des musées capables d’exposer leurs collections sans nostalgie (dans la vieille Europe) ni cynisme (dans les nouveaux mondes). Vingt ans après, l’enjeu semble toujours actuel, quand bien des musées contemporains, cultivent le paternalisme à l’égard de leurs publics, en se drapant dans une respec­tabilité incontestée de la culture.

Dominique Poulot, historien, professeur à l’université Paris-I (Panthéon-Sorbonne)

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°410 du 28 mars 2014, avec le titre suivant : Une nouvelle ère

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