Art contemporain

Corps

Berlinde de Bruyckere, la peau de l’œuvre

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 11 mars 2014 - 717 mots

À la Maison rouge, à Paris, les créatures de l’artiste belge Berlinde De Bruyckere réussissent à bouleverser sans recourir au pathos.

PARIS - Comment reconnaît-on une œuvre exceptionnelle ? Peut-être par le choc qu’elle produit. Ou bien, par le sentiment de se trouver à court de mots. Mais la réussite artistique passe par la justesse du langage plastique qui rend difficile sa traduction adéquate par le verbe.
Face aux travaux de Berlinde De Bruyckere, la femme sculpteur belge (née en 1964), exposée pour la seconde fois par la Maison rouge, à Paris, on ressent cette impuissance. L’émotion qu’elle dégage va si loin que le visiteur peut se demander s’il a le droit d’être là. Sous un titre énigmatique, « Il me faut tout oublier », sont réunis des fragments de corps, des bribes de chair ou encore des hybrides où l’arbre et l’être humain semblent fusionner.

À la vue de ces sculptures, on se souvient de celles, plus anciennes, de peaux de chevaux découpées et cousues, étranges et inquiétantes dépouilles. À ce sujet, De Bruyckere évoque des photos d’archives de la Grande Guerre, où les carcasses de ces animaux, employés à des fins militaires, s’étalaient sur le sol des champs de bataille. À l’occasion de l’exposition à Tilburg (Pays-Bas) en 2005, les chevaux, moulés en polyester, étaient accrochés aux arbres, comme s’ils s’y étaient retrouvés sous l’effet d’une énorme déflagration. Faut-il y voir la première rencontre entre différents registres ?

Dans ses œuvres récentes, la cire, mêlée aux pigments rougeâtres, imite la carnation de la chair où des veines affleurent à la surface. Les « personnages », qui ont perdu une partie de leur épiderme, sont privés de visage et leur expressivité ne découle pas d’une quelconque psychologie faciale mais uniquement de la position du corps et de son inachèvement. De fait, mutilés, estropiés, ces corps, figures d’incertitude, sont à mille lieux de la représentation glorieuse de l’être humain dans le passé. Cet être, dont l’intégrité est menacée en permanence, perd ici l’enveloppe lisse dans laquelle la chair se réfugiait et se transforme en une matière, parfois informe (Amputeren zei je, 2008). Désacralisé, le corps chute de son piédestal et devient l’objet de toutes les expériences.

Couplage forcé
Pour l’artiste, il ne s’agit ni d’un simple jeu formel, ni de stratégies de « dépassement » inspirées par des manipulations génétiques ou des pratiques de remodelage ouvertes par la réalité dite virtuelle. Sa vision s’attache à l’idée qu’à aucun moment nous ne pouvons nous abstraire de notre corps, et que l’art nous offre la réincarnation de notre expérience du monde, en tant que réceptacle du vécu.
Cette attitude implique de « frotter » la figure humaine à d’autres éléments de son univers. Réduites à leur tronc, ces créatures sont attachées par des sangles métalliques à leur alter ego végétal, des arbres stylisés à l’extrême. La proximité de la structure morphologique entre les deux composants du « couple » évoque l’une des métamorphoses mythologiques les plus connues : celle de Daphné, une nymphe transformée en arbre par les dieux de l’Olympe. Seulement, l’artiste n’est pas le Créateur. Les tentatives contre nature de cette fusion de l’homme avec la nature se terminent toujours par un échec, pas très différent de celui des êtres qui tentent désespérément de s’unir sans y parvenir. Il y a quelque chose de dramatique dans ce couplage forcé, dans ces dos-à-dos qui parlent de la solitude. D’autant plus qu’une métamorphose ne garantit pas toujours un happy end. Actéon, puni par une déesse pour excès de voyeurisme, se voit transformé en cerf, dévoré par ses propres chiens qui ne le reconnaissent pas. Ici, avec (Actaeon III, 2013), il n’en reste qu’un tas d’os mélangés aux morceaux de bois du cerf.

Le parcours de cette œuvre sculpturale (associée aux peintures de Philippe Vandenberg, que De Bruyckere considère comme partageant le même type de sensibilité) est grave, même oppressant. Et pourtant, rien de macabre dans ces corps. L’artiste belge n’a pas abandonné l’essentiel : un sentiment d’empathie pour ses semblables.

Il me faut tout oublier : Berlinde De Bruyckere, Philippe Vandenberg

Jusqu’au 11 mai, La Maison rouge, 10, bd Bastille, 75012 Paris
tél. 01 40 01 08 81, www.lamaisonrouge.org, mercredi à dimanche 11h-19h, jeudi 11h-21h.

Il me faut tout oublier

Commissaire : Berlinde De Bruyckere

Nombre d’œuvres : 44

Légende photo

Vue de l'expostion « Il me faut tout oublier » de Berlinde de Bruyckere et Philippe Vandenberg, à la Maison rouge, Paris. © Photo : Marc Domage

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°409 du 14 mars 2014, avec le titre suivant : Berlinde de Bruyckere, la peau de l’œuvre

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