Lionel Bovier : « On est tous en mode de survie »

Directeur-fondateur des éditions d’art JRP-Ringier

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 26 février 2014 - 1098 mots

Rencontré dans le local parisien de l’éditeur, Lionel Bovier, disert, la quarantaine vive, avec l’enthousiasme qui a fait d’un amateur un entrepreneur très actif, veille sur JRP-Ringier, maison d’édition spécialisée dans l’art, basée à Zurich. En dix ans et près de 600 titres publiés, la structure qu’il a mise sur pied a trouvé un fonctionnement viable, assez pour continuer à proposer au lecteur européen et américain un catalogue solide et large avec des prix allant de 10 à 190 €.

La maison JRP Ringier, aujourd’hui établie, est-elle née davantage d’une expérience personnelle plutôt que d’un business plan ?
Les premières expériences d’éditeur étaient celles d’un amateur, étudiant l’histoire de l’art, puis enseignant, marqué par Fluxus et par les artistes conceptuels, cherchant dans le livre un espace qui permettait de travailler avec des artistes majeurs, hors des contraintes institutionnelles de l’exposition. Il était possible ainsi d’ouvrir un espace à quelqu’un comme Robert Morris. Avec Christophe Cherix, qui est toujours notre complice, bien que New -yorkais depuis qu’il s’occupe de l’imprimé pour le MoMA, le livre nous a paru constituer un espace idéal. Au terme d’une vingtaine de publications faites en collaboration avec des artistes, nous avons commencé à mesurer au milieu des années 1990 ce que dessinait cette activité, et me détachant de l’expérience de curateur, je me suis renseigné sur le métier, avec des questions que je découvrais, commerciales et techniques. En 2004, j’ai trouvé un partenaire pour mettre sur pied une plateforme ouverte qui, comme un musée, permette de réunir des directeurs d’ouvrage, des artistes, des commissaires, en la personne de Michael Ringier, éditeur, patron du groupe de presse qui porte son nom et collectionneur. JRP-Ringier associe les noms du plus petit et du plus gros éditeur de Suisse, ce dont s’amusaient les chroniqueurs à l’époque. J’ai alors découvert les réalités du métier qui se vit chroniquement en état de crise, où il est bien plus sûr de perdre de l’argent que d’en gagner. J’ai réfléchi à une structure adaptée au projet, ce qui est sans doute plus simple en Suisse qu’en France.

Le choix de cette structure répondait-il  au besoin de suivre l’évolution rapide du métier ?
Oui, car les moyens ont changé depuis les années 1980 et avec la digitalisation : l’impression offset couleur devenait accessible et la chaîne du livre s’est raccourcie, pour le péril de certains métiers, à l’avantage des coûts... D’où une production de masse dans les années 1960-1970, jusqu’à saturation du marché dans les années 1980-1990 à l’échelle désormais internationale, alors que j’entendais toujours souffler le vent de l’indépendance héritée des pratiques Fluxus de l’imprimé, s’affranchissant au mieux des contraintes de production par la modestie des moyens et de diffusion. Au contraire alors, la massification ne permettait déjà plus aux libraires indépendants de faire leur travail, le calcul au kilo des commandes s’imposant. Aujourd’hui, l’édition d’art n’est toujours pas brillante, sur le plan économique. Mais est-ce conjoncturel ? Je ne crois pas seulement. Dans ce métier, financièrement, cela ne va jamais ! On est tous en mode de survie. Tous. C’est qu’en fait, le secteur est animé par une autre économie, ce que les États-Unis identifient comme le non-profit. Depuis dix ans, je n’ai jamais vu personne faire de l’argent à proprement parler. Les affaires des maisons rattachées à de gros groupes sont moins lisibles, avec d’autres modes de travail, mais les structures indépendantes sont toujours au bord… Et même un Benedikt Taschen a dû adapter sa production, aujourd’hui vers le gros et grand format à tirage limité.

Mais faut-il aussi compter avec tout un système de partenariat éditorial ?
Il est vrai aussi que le besoin éditorial des institutions au titre de leur diffusion porte une partie de la production : il permet de tenir, au péril parfois de la cohérence du catalogue. Mais il impose parfois aussi ses contraintes. La nouvelle clef, finalement, c’est la qualité propre du livre : la fonction de référence, pour l’iconographie et la documentation, est comblée par Internet, avec les problèmes de sûreté de l’information que l’on sait. Reste à faire de bons et beaux livres. À trouver la bonne forme, comme on dit en allemand. L’adéquation du graphisme au projet, les choix d’impression. Cela nous a conduits à travailler avec des partenaires et des fournisseurs réguliers, dans une vraie collaboration. Un imprimeur en Chine facturera peut-être 80 % moins cher, mais il ne produit pas la même chose. Nous sommes dix au sein de la maison désormais pour faire nos livres : la moitié à partir de programmes éditoriaux que nous conduisons seuls, le reste au travers de partenariats divers, de la coédition à la prévente, y compris avec les grosses galeries qui sont devenues des partenaires parfois à la place des institutions publiques appauvries.

Alors que le livre coûte cher et que le retour sur investissement est très long, comment arrivez-vous à maintenir un équilibre financier ?
Avec le contemporain, la question des droits de l’image est différente des classiques modernes, pour qui les coûts de reproduction rendent impossible tirage ou retirage. Cela compte quand les projets sont promis au mieux à l’équilibre, qui doit être assuré à l’avance, dans des tours de tables. Je suis persuadé qu’il faut travailler avec toutes sortes de partenariats, aussi longtemps que cela ne met pas un frein à l’exigence. Y compris des concurrents, ou des partenaires, comme Les Presses du Réel qui éditent, mais aussi diffusent et distribuent bien au-delà de leur catalogue propre, y compris le nôtre. En sachant, je le répète, que notre économie est essentiellement dans l’ordre du non-profit. Ce que le reste de l’édition commerciale, surtout dans le monde anglo-saxon, a du mal à concevoir. Une entreprise dont la vocation n’est pas le profit ! En fait, même si la structure est commerciale, nous sommes plus proches des fonctionnements type fondation, en nous autorisant d’une sorte d’exception, parce que culturelle.

L’implantation de JRP Ringier en Suisse influence-t-elle votre façon d’appréhender le marché ?
Avec l’ambition d’une diffusion internationale native, en Suisse, où nous n’avons pas vraiment de marché national : nous pensons originellement international et multilingue, selon les titres, là où la francophonie est une nécessité, en France. Nous publions le plus souvent en anglais d’abord, d’autant que nous exportons vers les États-Unis la moitié de notre production. Sinon, les marchés sont conservateurs : on achète plus d’artistes allemands en Allemagne, de Français en France etc. Et ils évoluent vite, au gré des comportements des lecteurs. Mais aussi des artistes, qui chez nous sont choisis par affinité. Ils savent de plus en plus précisément souvent comment utiliser cet espace alternatif qu’est le livre : comme ils ont intégré l’expérience de l’exposition, ils sont désormais exigeants aussi avec le livre, avec sa qualité.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°408 du 28 février 2014, avec le titre suivant : Lionel Bovier « On est tous en mode de survie »

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