Art contemporain

Geneviève Asse - Peintre

Par Éric Tariant · Le Journal des Arts

Le 29 janvier 2014 - 1695 mots

Geneviève Asse est inséparable de sa Bretagne natale, de cette presqu’île de Rhuys où elle goûte au bonheur simple du silence et de la lumière ensorceleuse qui imprègnent ses toiles bleues. À l'honneur au Centre Pompidou l'été dernier, Geneviève Asse vient d'être élevée à la dignité de Grand-croix de la Légion d'honneur.

À Paris, elle vit sur l’île Saint-Louis, gros paquebot arrimé par des ponts au reste de la capitale. En Bretagne, dans le Golfe du Morbihan, sa terre natale, elle vient se ressourcer plusieurs fois par an sur l’Île-aux-Moines dans une vieille maison acquise dans les années 1980. C’est là, entre ciel et mer, sur cette lande de terre en forme de croix, que cette solitaire éprise de silence s’est réfugiée pour les fêtes de fin d’année, fuyant le bruit et l’agitation de la société de consommation.

« Geneviève est en haut, dans l’atelier, elle est un peu fatiguée. » Une longue dame fière à la mèche rebelle grisonnante ouvre la porte des Roses, sa demeure bretonne érigée sur une placette battue par les vents marins. C’est Silvia Baron Supervielle, une amie de l’artiste. Au petit matin, à l’arrivée de la navette partie de Port-Blanc, la poétesse bavardait au milieu des étals d’huîtres et de salades sur la place du marché. À ses côtés, une petite silhouette frêle et vacillante, casque argenté émergeant d’un pardessus trop grand, trottinait l’air mutin : Geneviève Asse. Les deux femmes se sont rencontrées en 1961, l’année où Silvia, quittant Buenos Aires, est arrivée à Paris.

Caché derrière un haut mur de pierres sèches, le jardin de curé de cette maison de capitaine au long cours est planté de pommiers, de poiriers et de camélias. À l’intérieur, ses tableaux bleus sont omniprésents : dans les salons, tournés vers le jardin, illuminés d’estampes de Bram Van Velde et de photos d’amis trop tôt disparus dont Jean Leymarie et Geneviève de Gaulle-Anthonioz, dans le hall d’entrée, sur les paliers qui mènent à son vaste et monacal grenier-atelier. Ici, dans son antre perché en plein ciel, sous de grosses poutres apparentes, des huiles sur papier reposent sur des planches posées sur des tréteaux. Sur un chevalet : un tableau bleu et blanc de 1991 strié d’une ligne verticale rouge. Regard scrutateur, petits yeux gris et perçants perchés au-dessus d’un nez aquilin et d’un visage froissé, Geneviève Asse a l’air rétif et sauvage des goélands qui guettent, sur le port, l’arrivée des bateaux de pêche.

Le « bleu Asse » entre le ciel et la mer
Depuis deux ans, reconnaissance et succès sont au rendez-vous. L’artiste vient d’être élevée à la dignité de Grand-croix de la Légion d’honneur lors de la promotion du Nouvel An. Une fierté pour cette ancienne combattante – fait rare parmi les femmes artistes — qui s’est engagée en 1944 dans la 1re Division blindée (DB), l’armée d’Afrique. Durant l’été 2013, elle a eu les honneurs du Centre Pompidou. « Alfred Pacquement voulait lui rendre hommage », explique Christian Briend, le conservateur en charge de l’exposition. Ses « Stèles » qui rappellent les alignements de Carnac – un don de l’artiste au Musée national d’art moderne – peintes en hommage à Victor Segalen ont fait forte impression. Quelques mois plus tôt, au printemps, le galeriste Claude Bernard avait présenté une vingtaine de ses huiles dépouillées. À la veille de ses 90 ans, durant l’hiver 2012, le Musée Fabre de Montpellier s’était à son tour incliné devant la petite dame rebelle et réservée et son fameux « bleu Asse ». « La signification de cette couleur ? C’est l’espace entre le ciel et la mer, l’espérance, une mystérieuse présence avec laquelle je ne fais qu’un », susurre-t-elle assise sur un fauteuil en osier dans la pénombre de l’atelier. Dehors, le ciel s’assombrit. La pluie redouble martelant le toit d’ardoises.

C’est au début des années 1980, après des décennies de tâtonnements, qu’elle a trouvé son bleu. Ses bleus plutôt, tantôt cristallins, nacrés, outre-mer ou cobalt. Difficile de percer à travers ces bandes verticales colorées, à la limite de l’abstraction, les paysages de la presqu’île de Rhuys de son enfance. Elle n’en a conservé que des vibrations lumineuses, « des ruissellements de lumière ». La peinture est toute sa vie. « C’est comme boire, dormir ou manger. Lorsque je ne peins pas, je ne suis pas tranquille, pas heureuse », confiait-elle, en 1995, à Silvia Baron Supervielle (Un été avec Geneviève Asse, L’échoppe).

Sur un buffet massif posé au fond de l’atelier reposent des os de seiches, des sculptures figurant des oiseaux de mer et un portrait jauni de son grand-père, barbichette blanche et sourcils broussailleux. « C’était un utopiste et un poète », note-t-elle, l’air fier. Il possédait un journal, La Bretagne, dans lequel il ferraillait contre la société bourgeoise et religieuse de son temps. Sa grand-mère, humaniste, lectrice de Rousseau, Montaigne et Hugo, dirigeait, elle, l’école normale d’institutrice de Vannes. C’est là, près de Vannes, au manoir de Bonnervo, auprès de ses grands-parents qui « passaient pour des rouges et des agités », qu’elle vécut les dix premières années de sa vie, avant de rejoindre sa mère à Paris. Une enfance granitique, libre et solitaire, avec la mer pour ligne d’horizon. « Nous étions souvent seuls sur la plage avec notre goûter à jouer avec mon frère jumeau, entre ciel et mer, » se souvient-elle évoquant le bonheur simple de se perdre dans le silence et la lumière.

Arrivée dans la capitale, elle découvre le Louvre, Chardin, Braque, Cézanne et les fins de mois difficiles. Elle se jette dans la peinture. En 1940, elle entre aux Arts déco aux côtés de Jean Messagier et milite à l’Unef pour « agir contre l’occupant allemand ». Elle peint des paysages et des natures mortes silencieuses qui rappellent celles de Giorgio Morandi. Chez Jean Bauret, un industriel du textile et collectionneur qui la soutient, la jeune artiste côtoie Samuel Beckett, André Lanskoy, Serge Charchoune, Serge Poliakoff, Bram Van Velde et Nicolas De Staël.

Fin 1944, la jeune femme de 21 ans, révoltée par l’Occupation et l’humiliation, enfile un uniforme et s’engage dans la 1re DB comme conductrice-ambulancière. De Belfort à Berlin, elle participera durant plus d’une année à la campagne d’Alsace et d’Allemagne. « Nous suivions les combats et ramassions les blessés et les brûlés », livra-t-elle tardivement dans un livre d’entretiens semblant presque regretter « cette vie d’équipe, de fraternité et d’amitié ». Étonnamment, elle évoque des événements dramatiques, dans ce long récit de guerre, avec une forme de détachement affectif. Difficulté à exprimer ses émotions ? Volonté de voiler une sensibilité exacerbée et une douleur encore vive ? « Cette expérience a bouleversé son être, changé son regard », insistait Jean Leymarie en 2003 dans le texte d’un catalogue.

À l’écart des courants et des modes
Après l’Occupation puis la guerre, sa peinture – « ni aimable, ni attirante » selon ses propres mots – s’épure et se resserre à l’extrême. Peu à peu toute présence humaine disparaît. Sa palette se réduit à quelques couleurs : noir, blanc et ocres. Les objets, boîtes, pots, flacons et encriers sont si schématisés que l’on peine à les identifier. Les années 1970 voient poindre dans ses toiles de longues lignes verticales qui scindent en deux ses espaces bleus et blancs. Évocation de la fragilité de l’expérience humaine ? « Nous sommes un fil tendu en équilibre, pas toujours d’aplomb », souligne-t-elle un peu énigmatique. D’un seul jet, elle épand l’huile en nappes fluides et limpides pour jouer sur les transparences.

Ses motifs préférés ? Les ciels, immenses et insaisissables, la brume et le crachin, mais aussi les variations chromatiques de l’air et de la lumière. Peintre instinctive, elle multiplie les formats verticaux et les lignes dressées vers l’infini.

Depuis 70 ans, solitaire et repliée sur elle-même, elle trace son sillon, imperturbablement, en bonne terrienne. À l’écart des courants, des modes et des querelles de chapelles. Elle refuse de se ranger dans les rangs des paysagistes abstraits et interdit d’être rapprochée des expressionnistes américains, dont Barnett Newman, chez lesquels elle ne retrouve ni ses ruissellements de lumière, ni la transparence de ses toiles.

Une femme entière et intransigeante
« C’est une femme déterminée, forte, construite, un vrai menhir breton. Elle a un tempérament bien trempé », s’amuse Germain Viatte qui lui a consacré une monographie publiée en 1995 chez Skira.
Aux côtés de Jean Leymarie – disparu en 2006 – qui se rendait chaque semaine, rue Ricaut dans son atelier du 13e arrondissement de Paris, Germain Viatte appartient au petit cercle des anciens directeurs de musée qui l’ont soutenue sur la durée. « Elle est tenace, franche et exigeante, mais aussi fidèle en amitié et attentive aux autres », note Miriam Dacosta qui travailla à la galerie Claude Bernard. « Elle n’a jamais fait de concession. Elle est assez radicale dans son travail dont on connaît la rigueur et l’ascétisme », lance François Ditesheim, responsable de la galerie éponyme à Neuchâtel qui fut associé 18 ans à Jan Krugier, son ancien marchand. « Elle tapait du pied en s’emportant contre une conservatrice avant d’éclater de rire comme une enfant », se souvient la galeriste strasbourgeoise Chantal Bamberger qui a exposé son travail en 2013 évoquant les caprices de cette vieille bretonne « dure et intransigeante ».

« Si je suis lassée de peindre ? Non, pas du tout, j’éprouve au contraire une grande excitation », confie-t-elle en gloussant comme une gamine. Et ce ne sont pas ses petits problèmes d’arthrose aux genoux qui l’arrêteront. « Je les ferai mécaniser », lance-t-elle en ricanant. Un vrai mégalithe vous dit-on.

GENEVIÈVE ASSE EN DATES

1923 Naissance à Vannes, enfance au Bonnervo (Morbihan)

1932 Rejoint sa mère installée à Paris

1940 Entre à l’École nationale supérieure des Arts décoratifs

1944 S’engage dans la 1re DB comme conductrice-ambulancière

1968 Première grande exposition au Musée des beaux-arts de Reims

1988 Rétrospective au Musée d’art moderne de la Ville de Paris

1995 Exposition au Musée des beaux-arts de Rennes, et monographie signée Germain Viatte (Skira)

2002 Son œuvre gravé est présentée à la Bibliothèque nationale de France

2013 Exposition « Peintures » au Centre Pompidou

2014 Grand-Croix de la Légion d’honneur

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°406 du 31 janvier 2014, avec le titre suivant : Geneviève Asse - Peintre

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