Jacques Gaucher, architecte et archéologue

Par Vincent Noce · Le Journal des Arts

Le 15 janvier 2014 - 1732 mots

Architecte et archéologue, ce chercheur adepte du mélange des genres est en train de reconstituer l’histoire de la ville royale d’Angkor, au Cambodge.

À Angkor, Jacques Gaucher tourne le dos aux temples. Il nous a fixé rendez-vous à mi-chemin de la voie conduisant au sanctuaire du Bayon, pour nous conduire, franchissant racines et éboulis, à une trouvaille : un tronc posé à l’horizontale, retrouvé à cinq mètres de profondeur, qui bordait le palais royal disparu.

Barbe, cheveu blanc déporté sur le côté, visage barré de lunettes semi-circulaires, discours dense, Jacques Gaucher dit s’être construit « avec et contre l’architecture ». En dirait-il autant de l’archéologie à laquelle il s’est converti ? Il a tâté de la sociologie, avoue des « affinités avec l’ethnologie », emprunte des termes à la psychanalyse. Sans doute, à un malin génie il demanderait le don d’ubiquité.

Il s’est néanmoins posé au Cambodge. Pour l’École française d’Extrême-Orient (EFEO), il dirige une mission que beaucoup pensaient impraticable : dégager les contours de la capitale khmère, enfouie sous la forêt tropicale. En trois ans, il a réussi à tracer un carré inégal d’environ trois km de côté, dont les architectures en grès, latérite et bois composaient une cité au moins sept fois plus importante que ses homologues dans l’Europe du Moyen Âge. Une ville idéale, la plus grande cité préindustrielle jamais édifiée en dehors de la Chine, dont il se sent de rédiger l’histoire.

Ouvrir l’urbanisme
« Je suis venu au monde à mi-pente », raconte ce chercheur, qui ne semble jamais vraiment d’ici, ni de là-bas. Il est né sous le signe de l’eau et du voyage, à Nantes, rue Jules-Verne. L’enfant, qui souffrit de broncho-pneumonies et autres fièvres brumeuses, vivait entre le fleuve et l’église. D’un côté les mauvais quartiers ; de l’autre les processions et les enterrements. Les jardins clos de pierre et les sentiers traçaient le paysage d’un garçon qui s’enivrait déjà à vélo. Quelques cicatrices plus tard, il en fait toujours.

Il a grandi dans une ville couturée par les bombardements. Il n’avait pas 5 ans quand son père, entrepreneur en maçonnerie, lui désigna le chantier de la « Maison radieuse » que construisait Le Corbusier à Rezé (Loire-Atlantique). Vivant aux exploits du Tour de France, le jeune homme de 20 ans se lançait à travers l’Europe dans des périples cyclistes de deux mois et demi, entraînant sa jeune épouse enceinte. Lui qui parle de Nantes comme d’« une Ithaque incertaine » a prénommé ses enfants Alice et Ulysse. De l’autre côté du miroir et des mers.

À vélo, il est passé du Parthénon à la basilique de Florence, mais il a retiré davantage d’émotion de « cette dissonance collective des toitures, qui réenchante » le lieu et le moment. Il rêvait de devenir cinéaste, sans se douter qu’il allait, non loin de la barre HLM de Le Corbusier, faire naître une ville nouvelle « en tous points opposés ».

Il a étudié l’architecture dans le souffle libertaire de 1968, sous l’influence lointaine de l’« advocacy planning », la théorie de Paul Davidoff qui préconisait d’ouvrir l’urbanisme à ceux qui souffrent des remaniements de l’espace. Il a été impressionné par les « hôtels familiaux » et cités-jardins vus en Suède. « Rendre la ville à ses habitants » était le slogan affiché à l’École d’architecture. En 1974, l’agence fondée avec deux collègues, Jacques Dulieu et Jean-François Moriceau, se vit proposer par le maire socialiste François Autain de mettre en pratique cette utopie sur une centaine d’hectares de l’agglomération nantaise, à la Croix-Jeannette, à Bouguenais. Les jeunes architectes se sont immergés dans la construction de plus de 2 000 logements et installations collectives, en faisant participer les habitants, dans des conclaves parfois éprouvants. Mais il y a une dizaine d’années, Jacques Gaucher eut la joie de constater que les présents avaient toujours le plaisir de l’habiter.

Le « tout autre » de l’Inde
Huit ans plus tard, l’architecte ne se sentait pas de s’enfermer dans un cabinet. L’archéologie était justement en train d’accorder droit de cité à l’étude de la ville, sous l’impulsion d’hommes comme Henri Galinié. Sur la recommandation de Paul Courbin, dont il suivit le séminaire à l’École des hautes études en sciences sociales, Jacques Gaucher décrocha son casque de chantier pour participer aux fouilles de la citadelle hellénistique de Ras Ibn Hani, en Syrie. Mais la grande révélation fut la civilisation indienne. L’EFEO cherchait un architecte-archéologue pour étudier le site bouddhique de la première grande capitale du Sri Lanka, Anurâdhapura. Jacques Gaucher ne manque pas de courage. Il n’hésita pas à poursuivre ses travaux dans une île gagnée par la guerre civile. En Syrie, déjà, on tirait aux carrefours. Apparemment, il a gardé des souvenirs à peine moins pénibles de ses démêlés avec l’administration, que ce soit pour obtenir les plans cadastraux des municipalités indiennes ou pour pérenniser ses recherches et régulariser son statut en France.

Tandis que se succédaient les missions, l’École d’architecture de Nantes lui demanda d’assurer un cours sur la « morphologie urbaine », devenue sa spécialité. Mais Jacques Gaucher ne peut se passer du terrain. Jusqu’en 2006, à force d’équilibres périlleux, il partagea son temps entre l’enseignement et ses expéditions, invitant une trentaine d’étudiants à le rejoindre, au Bengale-Occidental, Népal, Laos, Vietnam, en Thaïlande ou en Chine… L’expérience la plus exaltante, qui a donné lieu à une publication de référence, fut l’étude des « villes temples » de la vallée de la Kaveri, au Tamil Nadu. « L’Inde », s’enthousiasme-t-il, en évoquant coutumes, musique et rites, « c’est le “tout autre”, dont la rencontre atteint au plus profond de la psyché ».

Certains ont commencé à regarder d’un drôle d’œil ce savant aux accents rimbaldiens. Et qui s’intéressait à l’Inde ! Jacques Gaucher eut « le sentiment d’être renvoyé à un non-lieu », tant cette civilisation attire peu la recherche en France. En neuf années de présence intermittente, il s’est immergé dans ces cités, indissociables d’une société codifiée et stratifiée. Son art de la tractation l’aida à parvenir au sommet interdit d’un pavillon d’entrée de ville ou à pénétrer dans les maisons des hautes castes, les brahmanes, pour les dessiner. Cet admirateur des scènes intérieures de Pieter de Hooch eut aussi recours à la photographie. À l’écoute des habitants, il entendait ainsi mettre à contribution l’ethnographie : comprendre la position d’un ustensile, d’un outil ou d’une image ; cerner la structure familiale dans l’agencement des pièces, les liens sociaux et religieux dans celle des rues. À l’échelle de la ville, il voulut dresser une cartographie des castes et du sacrifice, des rites religieux et de la fête urbaine, tout en saisissant comment le regard divin pouvait s’inscrire dans le découpage urbain.

Ce dialogue était surdéterminé par la perte de cet environnement, sous la pression urbaine : « Il est bien possible qu’aucune des maisons que j’ai étudiées n’ait survécu. » Tout en faisant ainsi œuvre de transmission, il se montre fier d’avoir fait entrer l’habitat tamoul « dans le corpus mondial de l’architecture ».

Maillage d’Angkor
Déplorant « la lacune immense en termes de connaissance et de patrimoine que représente la marginalité du monde indien dans la pensée occidentale », il ne demandait qu’à élargir sa recherche au reste du pays. Mais sa capacité de conviction avait dû atteindre ses limites, laissant le regret encore palpable d’une entreprise interrompue. Son collègue et ami Olivier de Bernon, entré à l’EFEO en même temps que lui, voit ainsi dans ce perfectionniste « la naïveté de celui qui croit avoir toujours vingt ans de recherches devant lui ».

C’est alors que l’EFEO lui propose de retourner au Cambodge. Pour ce sensuel, habitué aux formes exubérantes de l’Inde, le retour à une société bien moins excitante dut être difficile. Cependant, de nouveau, il répond à l’appel du vide. Angkor Wat signifie « grande ville » en khmer. Mais où est-elle ? Nulle part, si l’on en croit une édition pourtant prolifique. Jacques Gaucher est de ceux qui voudraient rompre avec la fascination de l’archéologie pour les temples les plus spectaculaires, en redonnant sa place à la ville. S’éloigner des dieux pour se rapprocher des hommes. En l’occurrence, il partait sans aucune carte. La « visibilité au sol était quasiment nulle ». Mais c’était l’occasion d’ouvrir « un programme de type nouveau », mêlant toutes ses compétences déjà citées, et quelques autres encore.

Le résultat a dépassé ses espérances. En quatre ans d’ouvrage intense, l’équipe a dégagé un maillage couvrant l’ensemble du site. Pas moins de 7 000 carottages ont permis de croiser le relevé des microreliefs avec l’analyse des sous-sols. Plus de 200 monuments et vestiges ont ainsi été repérés. Un plan archéologique au 1/2000 consacre cette première vision d’Angkor Thom, découpée par une soixantaine de rues et canaux. Jacques Gaucher, qui a en mémoire la beauté des premières cartes de Venise, dit ainsi sa joie devant cette vue d’ensemble, qui « triomphe de la forêt et du regard morcelé ».

La ville à ses habitants

Désormais, il entend approfondir l’histoire de la formation urbaine. « L’espace, dit-il, fondamentalement, c’est du temps. » En reprenant les techniques stratigraphiques introduites par Courbin en archéologie urbaine, il s’agit non de fixer la période la plus prestigieuse, mais de tracer une trajectoire allant de la naissance de l’agglomération à sa disparition. Il s’avère qu’elle n’a pas été fondée à la fin du XIIe siècle par le grand roi Jayavarman VII. Deux siècles plus tôt, ses formes étaient déjà en place. « Cette étude exemplaire a fait exploser toutes les vulgates, trimbalées depuis des décennies par les “grands propriétaires” d’Angkor », lance Olivier de Bernon, soulignant qu’une récente campagne d’images aériennes de télédétection de la surface du sol par laser « confirme de façon extraordinaire l’exactitude de sa carte ».

Dans ses écrits, Gaucher n’hésite pas à s’écarter de la rigueur scientifique pour évoquer un épisode autobiographique, citer un film ou comparer la ville à une femme insaisissable. Olivier de Bernon lui reproche amicalement cette liberté, encline au narcissisme, à même de susciter l’incompréhension de ses pairs et « d’une administration qui ne voit pas les horizons lointains avec la même poésie que lui ». Tous ses talents néanmoins concourent à rendre la ville à ses habitants, fussent-ils disparus. Amateur de lieder [poèmes chantés allemands], ce pianiste confie qu’il aurait « tout abandonné pour devenir le secrétaire » du prodige romantique Emil Gilels. Mais cela, ce sera pour une autre vie.

Jacques Gaucher en dates

1949 Naissance à Nantes.

1974 diplôme d’architecte urbaniste. Lancement de l’aménagement du quartier de la Croix-Jeannette, Bouguenais (Loire-Atlantique).

1983 Chargé d’enseignement sur la morphologie urbaine,
École d’architecture de Nantes.

1986 Début de l’étude sur les « villes temples » au Tamil Nadu.

1995 Directeur de la mission archéologique à Angkor Thom.

2005 Publication de son étude monumentale De la maison à la ville en pays tamoul ou la Diagonale interdite (éd. de l’EFEO).

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°405 du 17 janvier 2014, avec le titre suivant : Jacques Gaucher, architecte et archéologue

Tous les articles dans Création

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque