ACTUALITE DE LA RECHERCHE

Masques chamaniques yup’ik et tlingit

Réflexions sur deux formes de figuration des entités surnaturelles dans le grand nord américain

Le Journal des Arts

Le 27 novembre 2013 - 1237 mots

L’anthropologie cognitive est la discipline qui interroge à la fois la nature universelle de nos mécanismes mentaux et leur dépendance vis-à-vis d’apprentissages culturels particuliers.

Une direction de recherche dans ce domaine consiste à tenter de décrire, expliciter, et formaliser les différentes formes de rapports au divin, aux dieux, aux esprits, aux fantômes ou autres êtres surnaturels en général. Quels types de propriétés ontologiques, c’est-à-dire de prédicats d’être, accorde-t-on ou refuse-t-on aux êtres surnaturels ? Y a-t-il des règles qui permettraient de délimiter certaines invariances très générales dans le rapport au divin sur la planète ? Qu’est-ce qui fait que l’on reconnaît immédiatement Dieu, Ganesh, le Quetzalcóatl mésoaméricain ou les esprits des plantes en Amazonie comme des êtres différents des autres ? Peut-on faire des typologies des relations des humains à ces non-humains particuliers ?

La théorie de la contre-intuition minimale
Plusieurs théories anthropologiques, cherchant à expliquer les êtres surnaturels d’un point de vue cognitif, ont vu le jour depuis une dizaine d’années. La plus importante a été formulée par Pascal Boyer (Et l’homme créa les dieux, Paris, Gallimard, 2001). Elle est souvent connue sous le nom de « théorie de la contre-intuition minimale ». Pascal Boyer suggère de délimiter ce que l’on pourrait nommer le domaine du « théologiquement correct », c’est-à-dire des propriétés minimales qui font qu’un être surnaturel est un être surnaturel (et non pas un animal ou une plante ou un simple ancêtre) : ces êtres sont constitués d’un mélange de propriétés intuitives et de propriétés contre-intuitives. Un fantôme, par exemple, possède plusieurs aspects intuitifs : il a un corps, il peut se mettre en colère, etc. Mais à côté de ces propriétés intuitives, il possède un petit nombre d’aspects contre-intuitifs : il peut passer à travers les murs et, dans certains cas, il peut, par exemple, entrer dans nos rêves.

La théorie de Boyer s’appuie sur l’idée que, dès un très jeune âge, les enfants découpent le monde en trois grands domaines intuitifs : les objets physiques (une table), les objets biologiques (un chat), et les objets psychologiques (une mère). Les enfants développeront un certain nombre d’attentes vis-à-vis des objets qui seront rangés dans un de ces trois grands domaines intuitifs. Les êtres surnaturels ont pour particularité d’être inscrits dans ces domaines d’intuition tout en en violant les règles fondamentales. Généralement, les dieux violent les règles de nos intuitions élémentaires du domaine physique : ils peuvent être à plusieurs endroits en même temps, c’est-à-dire par exemple dans cette statue et dans une autre à la fois, passer à travers les murs, etc. Ils violent aussi nos intuitions élémentaires concernant le domaine biologique : ils n’ont pas besoin de manger, boire, ils ne naissent et ne meurent pas. Enfin, ils violent bien souvent nos intuitions concernant le domaine psychologique : ils peuvent lire dans nos pensées, entrer dans nos rêves, nous influencer par le mental.    

Ainsi, les êtres surnaturels, ni totalement intuitifs, ni totalement contre-intuitifs, accrochent davantage notre attention. Ils sont ce que Dan Sperber nomme des « mystères pertinents » (La Contagion des idées, Paris, Odile Jacob, 1996). Boyer formule ainsi une théorie permettant de rendre compte des aspects de ce que nous considérons comme le domaine du « théologiquement correct ».

La théorie du prototype
Mon travail actuel consiste à tenter de dépasser certaines apories de cette théorie, mais aussi de la spécifier afin qu’elle adhère mieux aux matériaux ethnographiques. Tout comme Boyer, je considère que la science de la cognition religieuse doit pouvoir expliquer les phénomènes religieux comme des utilisations particulières de nos intuitions cognitives ordinaires, celles qui sont mobilisées dans nos interactions quotidiennes. Mais je préfère ne pas me référer à la théorie du découpage en grands domaines intuitifs (physique, biologique, psychologique), dites « théorie des domaines spécifiques ». Même si, pendant longtemps, les tests sur les enfants ont montré qu’ils rangeaient intuitivement les objets dans un de ces trois grands domaines intuitifs, il me semble d’abord difficile de penser que le domaine de l’intuition soit universellement constitué, c’est-à-dire pour tout contexte culturel donné, par un cloisonnement en ces trois domaines, qui, au passage, semblent fortement rappeler un découpage culturel judéo-chrétien du monde (règne minéral, animal et humain).

Plutôt que de m’appuyer sur la théorie des « domaines spécifiques » pour comprendre la nature des êtres surnaturels, je préfère faire appel à d’autres théories de la cognition, notamment la théorie du prototype formalisée par Lakoff et Johnson (Philosophy in the flesh, New-York,  Basic Books, 1999). Il s’agit plutôt de partir de l’idée que nous découpons moins le monde en domaines ontologiques intuitifs, que les corps en parties ou propriétés élémentaires (yeux, nez, bouche, haut, bas, droite, gauche, dur, mou, chaud, froid, etc.) Dans beaucoup de cultures, certaines parties ont plus de significations que d’autres, ou encore pourrait-on dire que certains paquets de propriétés ont plus de poids ontologiques que d’autres. Par exemple, chez les Ndembu de Zambie, le sang et la gomme rouge sécrétée par l’arbre Mukula (Pterocarpus angolensis) sont pensés comme les mêmes substances. Ainsi, la sève de cet arbre, comme propriété élémentaire, est utilisée dans des rituels pour calmer les règles abondantes ou pour aider dans les accouchements difficiles. Les cultures découpent le monde en différents types de propriétés physiques et mentales (sèves, écorces, sang, sperme, etc.) et accordent différentes forces à ces propriétés.

Il s’agit, à partir de là, de comprendre la morphologie des êtres surnaturels, lorsqu’elle est disponible, comme un agrégat formé à partir de ces propriétés minimales, dont l’intuition dépend grandement du contexte culturel.

Morphologie des chimères
Il me semble donc que le critère cognitif de « violation ontologique » est trop vaste pour étreindre d’un seul regard la complexité morphologique des entités. Je propose une méthode d’analyse des propriétés morphologiques concrètes des êtres surnaturels, telles qu’elles sont données dans les récits ou alors dans des modalités de figuration (représentations iconographiques, etc.). Afin de mieux comprendre ces propriétés accordées dans la figuration, je cherche d’abord à comprendre l’ontologie propre dans laquelle elles s’insèrent, c’est-à-dire le découpage du monde propre à une culture particulière, la nature des propriétés minimales et ce qu’on leur accorde comme « pouvoir de faire ». Les êtres surnaturels apparaissent alors comme des « composés chimériques ». Ces composés permettent d’avoir des effets dans le réel, c’est-à-dire guérir, aider à la chasse, soutenir dans les moments difficiles, etc. C’est parce que ce sont des agencements hétéroclites de propriétés qu’ils peuvent, d’un certain point de vue, apparaître comme violant nos attentes d’un domaine ontologique.

Je m’appuie sur la notion de chimères, qui a récemment pris un nouveau poids théorique dans les analyses de l’anthropologue Carlo Severi (Le Principe de la chimère, Paris, Rue d’Ulm-Musée du quai Branly, 2007), pour figurer la manière dont ces propriétés minimales, vecteurs de pouvoirs et de forces à partir de découpages de parties corporelles, se combinent selon certaines règles logiques et morphologiques (transfert, augmentation, addition, soustraction, dédoublement, etc.). Sur la côte nord-ouest du Canada, par exemple, le hibou est un allié utile du chamane parce que ses yeux lui permettent de voir dans la nuit ; l’aigle est un allié utile parce que ses yeux lui permettent de voir à de grandes distances ; l’ours parce qu’il a une force physique démultipliée. La plupart des êtres surnaturels ne violent des domaines ontologiques que parce que préalablement ils ont été pourvus de manière désordonnée de propriétés minimales leur conférant des forces.

Mes travaux consistent à retrouver les règles morphologiques qui nous permettent d’agencer ensemble toutes ces propriétés minimales, vecteurs de forces, et mettre en lumière la manière dont ces esprits pourvus de propriétés soutenant ces forces, sont alors à même de nous aider à combattre les épreuves du quotidien.

Baptiste Gille

Nous publions ici, le texte de Baptiste Gille, anthropologue, à Oxford University (Royaume-Uni) dont le projet de recherche dans le cadre des bourses de recherche post-doctorale du Musée du quai Branly, porte sur les « Masques chamaniques yup’ik et tlingit. Réflexions sur deux formes de figuration des entités surnaturelles dans le grand nord américain ».
Baptiste Gille a une triple formation en anthropologie, philosophie et psychologie. Il est titulaire d’un doctorat en anthropologie sociale de l’EHESS-Laboratoire d’Anthropologie Sociale (2011). Le Musée du quai Branly attribue chaque année, depuis son ouverture en 2006, huit bourses d’un an auxquelles s’ajoutent, depuis 2012, cinq bourses d’étude des collections. Il attribue également deux prix de thèse par an orientés vers des travaux de nature historique ou anthropologique sur les arts. Ces prix servent d’aides à publication pour permettre aux lauréats de publier leur thèse de doctorat sous forme d’un livre.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°402 du 29 novembre 2013, avec le titre suivant : Masques chamaniques yup’ik et tlingit

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