Jeu de Paume

Le monde de gestes de Natacha Nisic

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 26 novembre 2013 - 797 mots

Des séquences en super 8 du catalogue des gestes (1995) aux récentes vidéos, les images filmées de Natacha Nisic oscillent entre documentaire et rêveries.

PARIS - Le parcours de l’exposition que le Jeu de Paume consacre au travail de Natacha Nisic (1967) sous le titre Écho s’ouvre avec un projet engagé en 1995, le Catalogue de gestes. Il propose ensuite une installation vidéo à neuf écrans, Andrea en Conversation (2013) et une pièce sonore en deux petits cabinets (Indice Nikkei, 2003-2013), puis deux projections vidéo e., triptyque vidéo (2009) et f. (2013). La belle maîtrise du cheminement d’attention du visiteur et la qualité des dispositifs donnent la mesure du travail de Natacha Nisic, de sa cohérence. Presque vingt ans séparent les premières des dernières images, mais l’itinéraire de travail confirme une position singulière, des plus exigeantes quant aux formes de l’image et portée par un regard aux limites du documentaire et de la rêverie, de l’anthropologie savante et de l’imagination poétique.

Le catalogue de gestes, série toujours ouverte d’images de séquences courtes filmées en super 8 et restituées au Jeu de Paume sur un ensemble d’une dizaine d’écrans, pose le principe de travail. D’une part, dans l’attitude méthodique de la collecte, de l’autre par l’aspect de métaphore directe de la vie sociale telle qu’elle s’incarne dans les corps. Épluchage, lavage, frottage et autres manipulations de l’ordinaire y apparaissent comme intimes en même temps que comme transindividuels : par la simplicité des moyens, l’artiste semble se retirer en observateur presque « scientifique ». Presque à la hauteur de sujets ambitieux ; et c’est cet écart entre l’objectivation du document et la force visuelle qui excède largement celle-ci que Natacha Nisic impose son regard. On se souviendra de ses travaux antérieurs, qui n’ont pas eu peur de sujets lourds, comme la mémoire des camps (Effroi, 2005, tourné à Auschwitz). L’installation Andrea en conversation repose sur la découverte par l’artiste d’une culture qui a fasciné des anthropologues avant elle, celle du chamanisme tel qu’il se pratique de manière traditionnelle en Corée. Celui-ci comprend un ensemble de rituels gestuels à la fois codifiés et en transformation, en adaptation permanente selon les praticiens et les situations humaines sur lesquelles ils interviennent. Car ces pratiques séculaires, féminines, politiquement suspectes et souvent interdites, visent l’esprit des praticiens et relèvent de la thérapie, comme la psychanalyse peut le faire dans la culture occidentale… Le parallèle est un rien provocateur, mais s’appuie sur le récit-témoignage du personnage central de la pièce, Andrea, une femme ordinaire, bavaroise, dont la rencontre de hasard avec une « papesse » chamane coréenne a transformé la vie. Certains écrans sont consacrés à différents moments de rituels d’initiation d’Andrea, puisqu’elle est devenue « fille spirituelle » de la chamane Kim Keum-hwa, grand trésor national en Corée, jusqu’à désormais exercer comme telle aujourd’hui en Bavière. Elle raconte son itinéraire sur d’autres écrans. Au fond de la salle, un document filmé en 1927 par Norbert Weber, missionnaire remarquable d’attention culturelle et politique à la situation de la Corée d’alors, signale une source de l’artiste, devenue familière de la Corée d’aujourd’hui à travers divers projets, résidences et rencontres. Les pratiques rituelles sont filmées avec un soin cinématographique, qui permet une qualité d’image justifiée aussi par leur théâtralité constitutive. Quand bien même serait-on peu sensible pour eux-mêmes à ces signes et cette culture singulière, l’ensemble de la pièce s’impose et retient le spectateur qui choisit d’y rentrer – et ils sont nombreux qui consacrent une grosse heure nécessaire à l’ensemble. En contrepoint, les cabines d’écoute vouées à l’interprétation des courbes d’indice boursier par une grande chanteuse donnent par l’écoute une autre dimension méditative au parcours.

Récits en vis-à-vis
Les projections des deux dernières salles emmènent au Japon : avec f., dans les environs de Fukushima où les habitants, et surtout les habitantes, vivent un quotidien de réfugiés dont l’apparente quiétude est menacée par la présence invisible de la catastrophe, une catastrophe prise comme dans un pli, puisque l’image, faite de longs travellings lents, est comme traversée par des miroirs qui font voir le contrechamp, comme un étrange dédoublement du monde ou de la conscience. Enfin, e. (« image » en japonais, précise l’artiste), rend compte, entre silence paysager, vues aériennes et rencontres avec des témoins, de l’effraction commise dans un paysage provincial du nord du Japon en 2008 par un tremblement de terre aussi localisé que violent : le son et les trois projections parallèles construisent un récit troublant, entre effroi et grâce. C’est encore une dualité de cette espèce que produit le grand dessin au crayon de couleur, dans cette même salle : Fukushima (2011-2013) fait défiler des silhouettes de travailleurs du site contaminé avec leur piètre accoutrement, ces silhouettes que la presse nous a rendu familières par la photo, mais à qui l’artiste donne une tout autre dimension symbolique, liturgie dramatique d’un temps où la catastrophe n’est jamais loin : le nôtre.

Natacha Nisic. Écho,

jusqu’au 26 janvier 2014, Jeu de Paume,, 1, Place de la Concorde, 75018 Paris, www.jeudepaume.org, Catalogue, coédition Jeu de Paume-Actes Sud, 2013, 204 pages., 35 €.

Commissariat : Marta Gili, directrice du Jeu de Paume, et l’artiste
Nombre d’œuvres : 6

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°402 du 29 novembre 2013, avec le titre suivant : Le monde de gestes de Natacha Nisic

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