Moscou

Les lendemains qui déchantent

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 26 novembre 2013 - 767 mots

La rencontre étonnante entre trois artistes russes majeurs, Lissitzky et les Kabakov, démontre avec force le rapport complexe entre utopie et réalité.

MOSCOU - Doté d’une façade banale, le bâtiment ne paye pas de mine. C’est en pénétrant dans le Musée des arts multimédias à Moscou (Russie), remodelé et dirigé par la charismatique Olga Sviblova, que l’on découvre une architecture à géométrie variable sur plusieurs étages. En levant les yeux, on remarque une réplique géante et abîmée de la fameuse affiche de Lissitzky, Frappez les blancs avec le coin rouge (1919).

Difficile de rêver d’un meilleur endroit pour présenter l’œuvre de cet artiste protéiforme, assimilé au mouvement qui se répand dans toute l’Europe dans les années  1920 : le constructivisme. Le Bauhaus en Allemagne ou De Stijl aux Pays-Bas proposent des pratiques novatrices et des réponses concrètes aux besoins de la société. Cependant, il n’existe qu’un seul lieu en Europe semblant réunir toutes les conditions d’une rencontre entre une avant-garde artistique et une avant-garde politique : la Russie d’après la révolution.

Lissitzky, pour lequel l’art doit abandonner le pinceau pour le compas et l’artiste devenir un technicien et un ingénieur, produit ses « Prouns », plans axonométriques conçus pour des habitats spatiaux, comme un moyen d’organiser l’espace avec le matériau et la construction. Sa réflexion sur l’urbanisme aboutit aux « condensateurs sociaux », où chaque ensemble est conçu à l’image de la société future, c’est-à-dire des structures collectivistes. De même, son apport reste fondamental dans un domaine qui se situe à mi-chemin entre l’art et la propagande politique, celui de la typographie, les affiches et photomontages.

Ses plans, comme ses projets d’architecture (Tribune de Lénine, 1924) sont toutefois condamnés à rester sur le papier. Le manque de moyens techniques, la pénurie économique expliquent en partie la faible quantité de réalisations dues à Lissitzky. Il n’en reste pas moins que son œuvre, qui bénéficie d’une importante visibilité, contribue à l’image officielle que la société soviétique cherche à donner d’elle-même.

La réalité soviétique travestie
Pour comprendre cet univers à la fois réel et imaginaire, il faut quitter le musée et descendre dans une des stations de métro moscovite la plus somptueusement décorée : Kievskaya. Au fond, une immense peinture murale, dans un style réaliste d’une facture honnête, figure une fête (au kolkhoze ?) qui bat son plein. Rien ne semble contrarier le bonheur partagé par les personnes réunies à cette occasion. Cette imagerie d’Épinal, une expression parfaite du kitsch soviétique, est la version naïve de certaines couvertures de revues réalisées par Lissitzky. Sans crier gare, Ilya et Emilia Kabakov s’attaquent à ce type de représentations en les déconstruisant. Ainsi, une formidable série de tableaux semble comme une reprise de ces images festives nées sous le régime soviétique. Avec un regard plus attentif, on découvre que ces toiles sont « décorées » avec des morceaux de papier brillants aux couleurs vives collées sur la surface. Des paillettes ironiques, un saupoudrage grotesque de réalité nettement moins souriante. La démystification pratiquée par le couple d’artistes russes est sournoise car elle reconstitue l’environnement quotidien (la cuisine communale, l’appartement collectif) sans les altérer. Dans ce monde, c’est le plus prosaïque qui est mis en évidence (des accumulations de déchets, des mouches qui traînent partout, des listes qui désignent la distribution des tâches ménagères aux familles qui partagent le même habitat). Mais, même dans cet univers oppressant, l’être humain ne peux pas vivre sans le rêve d’un ailleurs. Ilya Kabakov qui a illustré d’innombrables livres pour enfants et qui a réalisé de merveilleux « albums » (dont certains sont exposés ici) n’oublie jamais la part de la vie qui se situe au-delà de l’horizon. L’Homme qui s’est échappé dans l’espace, présente un appartement rempli de débris, aux murs couverts de photos, dont la plus visible est celle de Gagarine, le héros de la conquête spatiale soviétique. Un plafond est troué, le lieu est vide ; visiblement, le locataire a suivi la voie lactée de son idole le cosmonaute.

On le sait, d’autres créateurs ont posé un regard critique, voire cynique, sur le passé de ce pays. Si les œuvres des Kabakov sont bouleversantes, comme peut l’être une blessure douloureuse, c’est qu’à la différence de celles de la seconde génération, elles contiennent encore une part de nostalgie, fut-elle une nostalgie de la déception. Confusément, on y voit encore les traces de ce que l’on appelle aujourd’hui des mythes mais qui, dans d’autres circonstances, étaient malgré tout des idéaux.

UTOPIE ET RÉALITÉ LISSITZKY, ILYA ET EMILIA KABAKOV,

jusqu’au 24 novembre, Musée des arts multimédias, 16 rue Ostozhenka, Moscou, Russie, tél : 7 (495) 637-1100, tlj sauf lundi, 12h-21h.

Commissaire : Olga Sviblova
Nombre d’œuvres : 300
Nombre d’artistes : 3

Légende photo

Ilya Kabakov, Landscape with Mountains, 1989, vêtements, huile et émail sur Masonite, collection Ilya & Emilia Kabakov, New-York. © Photo: Igoris Markovas.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°402 du 29 novembre 2013, avec le titre suivant : Les lendemains qui déchantent

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