La gestuelle de Mark Cohen

Par Christine Coste · Le Journal des Arts

Le 29 octobre 2013 - 858 mots

Avec cette première exposition majeure en Europe, le Bal révèle la vision singulière du photographe américain sur son quotidien.

Mark Cohen ne dessine pas. Il croque depuis plus de cinquante ans ce qui l’attire, un 28 mn à la main avant de lui préférer depuis quelques années la focale 50 mm. Sans jamais viser, le cadre instinctivement dans l’œil, il fixe ce que son regard capte dans la rue et désire retenir. Wilkes-Barres, sa ville natale, cité industrielle en déclin de Pennsylvanie, constitue le territoire de ces prélèvements quotidiens que John Szarkowski fut le premier à montrer au MoMA en 1973, avant que ces clichés ne soient exposés chez Castelli et Marlborough aux côtés des créations d’Andy Warhol, Rauschenberg et Bacon, puis dans les années 1980 à la galerie Zabriskie qui l’exposera une seule fois à Paris. Aujourd’hui, Mark Cohen est représenté par Bruce Silverstein à New York et la Rosegallery à Los Angeles.

Célèbre aux États-Unis, le photographe demeure un grand inconnu en France et ailleurs. L’exposition du Bal, coproduite avec le Nederlands Fotomuseum à Rotterdam, est la première que lui consacre une institution en Europe. C’est une véritable révélation qu’offre sa directrice et commissaire Diane Dufour. Elle percute d’autant plus fort que la syntaxe de l’accrochage, vivante et rigoureuse, colle aux images, à la tension de leur cadrage et à la dynamique de leur composition. L’axe d’introduction à l’œuvre est tout aussi précis : la série qui l’a hissé immédiatement au rang des grands noms de la photographie, celle entreprise à Wilkes-Barres, entre 1969 à 1978, c’est-à-dire à ses débuts.  En 1969, Mark Cohen a 24 ans. Depuis l’âge de 13 ans, il prend des images que son père lui a appris à tirer et tient pour référence absolue l’ouvrage Images à la sauvette d’Henri Cartier-Bresson découvert au collège. « Les jeux étaient faits. Les études n’étaient plus qu’un détail accessoire », dit-il.
Concours photo, voyage à New York entrepris en voiture à 16 ans pour montrer ses clichés, études d’ingénieurs écourtées au bout de six mois et cours d’histoire de l’art, où il découvre la peinture : Mark Cohen n’a aucun doute, la photographie colle à sa vie ; il peut en vivre et le démontre à ses parents en vendant d’abord ses clichés à des camarades d’école, puis en ouvrant un studio de photographies d’identité et de mariage à Wilkes-Barres. Mais sans faillir autant que possible au rituel de la promenade quotidienne, le regard « guidé sans idée précise », seulement par des cheveux blonds épars sur un manteau, une main gantée de blanc tenant un sac à la main, une boule de neige noircie sur le macadam ou les bras en diagonale d’un jeune garçon de profil torse nu.

Composition tout en géométrie
Les aplats de matière (celle d’un tweed ou d’un amas de bois) ou de couleurs (mains retenant une provision de mûres contre une robe du même bleu) sont des invariants dans ses images. Comme la diagonale et la prise de vue, frontale, au plus près du geste, de l’attitude, de l’objet, porteurs de l’intime, quitte à prendre un coup de poing dans la figure. L’image de la main qui va s’abattre en 1969 sur son visage est sur le mur du Bal au milieu des autres vintages noir et blanc rassemblés en autant de fragments de corps, de vêtements ou de décors prélevés du quotidien des habitants de Wilkes-Barres. « Tout est accident » pour Mark Cohen qui prend et s’en va sans s’enquérir de l’identité de qui que ce soit. Il ne s’interdit rien ni ne faillit à son protocole du développement le jour même des deux pellicules réalisées et à la sélection d’images qu’il tire en 13x14 et en un seul exemplaire.

Les visages apparaissent rarement dans ses images, pas plus que les intérieurs. Cohen s’attache aux mains et jambes, à la texture des vêtements, aux peaux, marqueurs d’un état. Les jeunes sont nombreux dans ses clichés comme les personnes âgées. Aucun autoportrait ni photographie de ses proches dans ses archives riches de centaines de milliers de photos. L’homme ne se raconte pas. Seul le plan d’un jeune garçon nouant nerveusement son tee-shirt livre l’état intérieur de ce que put éprouver Mark Cohen au même âge. Encore faut-il être à ses côtés pour le savoir. L’intériorité de ce que son œil capte est son domaine, elle le fut d’abord en noir et blanc, la couleur coûtait alors cher. Elle n’en est pas moins présente au Bal dès le premier niveau, avec les retirages sublimes de cette période faits pour l’exposition par l’ancien tireur de William Eggleston, Guy Stricherz. « J’aurais adoré être comme Dorothea Lange, en prise avec des questions sociales », dit-il. Le goût du détail – des tomates sur une table de jardin, le regard d’un homme sur la vitre d’une fenêtre réfléchissant un arbre – forme surtout un récit où l’ordinaire se confond avec la poétique de l’étrange.

Mark Cohen Dark Kness

jusqu’au 8 décembre 2013, Le Bal, 6 impasse de la Défense-75018, www.le-bal.fr , ouvert mardi-samedi 12h-20h et dimanche 11h-19h, Livre « Mark Cohen Dark Kness », Coéd. Xavier Barral/Le Bal, 188 pages, 45 €.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°400 du 1 novembre 2013, avec le titre suivant : La gestuelle de Mark Cohen

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