Michel Pastoureau, historien des symboles : « L’étude de la stylistique de la couleur a un retard considérable »

Par Maureen Marozeau · Le Journal des Arts

Le 29 octobre 2013 - 822 mots

Après le Bleu en 2000, et le Noir en 2008, Michel Pastoureau signe avec Vert une nouvelle histoire sociale, artistique et symbolique d’une couleur.

Le vert a tardé à être fabriqué et parfaitement maîtrisé, aussi a-t-il hérité d’une réputation ambivalente. Aussi séduisants étaient-ils, les premiers verts se fanaient ou se révélaient toxiques. Synonyme de nature, jeunesse et vigueur, le vert porte aussi en lui vulgarité, trahison et malédiction.

Maureen Marozeau : La couleur en peinture a-t-elle perdu toute force symbolique au profit de l’émotion ?
Michel Pastoureau : Il faut relativiser. Les émotions existent dans les sociétés anciennes et les symboles subsistent dans la société contemporaine. C’est un problème lié au déclin de la symbolique, qui a dominé pendant des siècles sous l’influence du christianisme. Cette désacralisation a modifié le « bagage » du regardeur. Les peintres qui appliquent les théories scientifiques sur la couleur, comme ceux qui ont une approche psychologique ou sentimentale, font dans le symbole. C’est de la compensation. Johannes Itten avait cette phrase horrible : « Les lois de la couleur sont éternelles, absolues, hors du temps, aussi valables autrefois qu’à l’heure actuelle. » C’est tout le contraire ! Kandinsky est seul à penser que le vert est statique et immobile, semblable à une grosse vache. Que l’on soit au Japon, en Afrique noire, en Amérique du Sud, les regards, les codes et les savoirs sur les couleurs sont différents.

Les théories de Michel-Eugène Chevreul sur les contrastes au début du XIXe siècle correspondent-elles à un tournant ?
Cette influence de la science a enfermé certains artistes. Camille Pissarro est, par exemple, obsédé par la loi des couleurs complémentaires. D’autres résistent, comme Vallotton qui pratique la couleur à son idée. La mouvance n’est pas générale. Les codes ne se perdent pas, ils changent. D’autant que les théories de Chevreul, comme celles du Bauhaus, ont vécu. Ce sera le cas avec nos théories actuelles.

Pourquoi le vert a-t-il si longtemps posé difficulté aux peintres ?

Soit il est trop cher, comme la malachite, soit il est terne comme les verts d’origine végétale, soit il est dangereux comme le vert-de-gris – fabriqué à partir de cuivre oxydé avec de la chaux, de l’urine ou du vinaigre, qui dégage des vapeurs toxiques. La tentation était grande car ce vert-de-gris est un très beau vert, peu onéreux et facile à fabriquer. Or il est vénéneux, instable et attaque le support et les couleurs voisines. Par ailleurs, le vert prend des tons bruns, gris, bleutés sous les éclairages anciens. Il est aussi difficile à stabiliser qu’à éclairer. Véronèse regrettait de ne pouvoir profiter d’une gamme de verts aussi riche que celle des rouges.

Si le vert est une couleur si difficile à maîtriser, pourquoi n’est-il pas devenu synonyme de rareté, de prestige ?
L’or et le lapis-lazuli tenaient déjà ce rôle. Et presque tous les végétaux permettent de teindre en vert, avec un résultat bas de gamme, délavé. En 1800 apparaît la malachite, un vert de cobalt rare, cher et artificiel qui est immédiatement adopté. Comme pour les autres couleurs, seul le pigment est sacralisé.

Pourquoi tant d’artistes ont-ils refusé de mélanger le jaune et le bleu ?

Le tabou sur les mélanges vient de la Bible. Les teinturiers n’avaient le droit de travailler qu’une ou deux couleurs, et les peintres ont hérité de cette pratique de l’Antiquité. Si les pigments peuvent être broyés ensemble, ils ne doivent surtout pas être mélangés sur le support ! Jusqu’au XVIIIe siècle, certains peintres sont horrifiés de voir des collègues s’adonner à ce qu’ils considèrent comme une tricherie. Cette pratique qui nous est familière depuis la maternelle est assez récente.

Rares sont les historiens d’art à s’intéresser à l’histoire des couleurs. Pour quelle raison ?
C’est l’idée forte qu’il faut retenir de l’ouvrage. La documentation a si longtemps été en noir et blanc, que certains historiens de la peinture du XVIe et du XVIIe siècles préfèrent encore travailler en noir et blanc, estimant que la couleur gêne l’observation du style. Contrairement à l’étude du trait, l’étude de la stylistique de la couleur, peintre par peintre, a un retard considérable. Malgré les nouvelles technologies, travailler sur la biographie d’un artiste est moins dangereux et surtout moins coûteux. Contrairement à l’astrophysique ou l’imagerie médicale, les techniques photographiques dont bénéficie l’histoire de l’art ne sont pas au point pour le rendu du vert, qui a quelque chose d’insaisissable. Si le coût des planches couleurs a longtemps été prohibitif, le montant des droits de reproduction est devenu inouï. Enfin les étudiants spécialisés dans la couleur passent pour moins sérieux que les spécialistes du style, du symbole, de l’iconographie… Ce sujet paraît encore futile. Et il y a le poids des mots. Il arrive que des peintres se détournent des couleurs dont le nom sur le nuancier leur déplaît. L’étude des couleurs reste une discipline à construire.

MICHEL PASTOUREAU, VERT. HISTOIRE D’UNE COULEUR

Éditions du Seuil, « Beaux livres », 2013, 240 p., ill. couleurs, 39 €.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°400 du 1 novembre 2013, avec le titre suivant : Michel Pastoureau, historien des symboles :<em> « L’étude de la stylistique de la couleur a un retard considérable »</em>

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