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Le flacon de parfum, la création d’un objet émotionnel (1947/1992)

Le Journal des Arts

Le 4 septembre 2013 - 923 mots

À l’heure où s’achève l’exposition « N° 5 Culture Chanel » au Palais de Tokyo, force est de constater la présence croissante du parfum dans les espaces publics et privés de l’art depuis quelques années, prouvant ainsi que le parfum et l’art sont intimement liés.

L’histoire du parfum est d’abord celle d’une humanité parcourue par des fragrances aux puissances extraordinaires et les envelopper reste le privilège exclusif des flacons. L’étude de cet objet est récente et le premier à s’y intéresser fut le parfumeur Jean-François Costa dans les années 1960 rappelant qu’existe une dichotomie linguistique entre le flacon à parfum (vendu vide et destiné à n’importe quelle fragrance) et le flacon de parfum (portant le nom et contenant la création d’un parfumeur déterminé), ce dernier faisant l’objet de cette étude. Une approche historique du flacon de parfum de l’après-guerre jusqu’au début des années 1990 a permis de balayer tous les champs de cette création, en établissant une catégorisation, répartie entre deux types d’expression : le flacon-contexte considéré comme le grand classique de la flaconnerie en lien avec les évolutions du design (architecture verrière, références et minimalisme du restrained design) et le flacon-sujet vu comme la transposition de la haute couture ou de la joaillerie dans la parfumerie. Car chaque flacon, quel que soit son mode d’expression, peut être considéré comme un symbole privilégié de son temps. Il renvoie à l’époque de sa naissance, à sa valeur d’usage, à son expression esthétique et à l’art de séduire du parfum. C’est ce rôle particulièrement inattendu de création émotionnelle qui fait évoluer le flacon en renversant, dès les années 1970, sa conception traditionnelle.

Confiscation et métamorphoses du flacon
Les années 1960 et 1970 sont riches en créations innovantes avec l’introduction du plastique (Madame Rochas, Rochas, 1960) et ses dérivés comme l’ABS (Calandre, Paco Rabanne, 1969) ou le Nylon (Opium, Yves Saint Laurent, 1977). Ceux-ci permettent de concevoir des flacons au design résolument moderne, forçant ce dernier à abandonner son carcan traditionnel, accentué par l’influence du marketing par lequel les designers vont chercher à donner à l’objet sa forme idéale afin d’augmenter ses ventes. En cela, le flacon se veut être bien davantage qu’un simple conditionnement, à la différence des créations du début de siècle. Pour cela, il va témoigner en faveur d’un design qui porte en lui l’élément de durabilité et de résistance au temps, qui est le propre de l’art. Mais afin d’y parvenir, le marketing va devoir renier le principe classique de la parfumerie, « une fragrance avec un flacon et une histoire » pour le métamorphoser en « un flacon et une histoire pour une fragrance ». Ce rachat passe par un système de croyances où le parfumeur fonde sa légitimité. Le consommateur, en achetant son parfum, va se retrouver confronté à un fragment de récit auquel il va s’identifier. Mais quel récit ? Celui-ci est double, récit d’appartenance au luxe (posséder un peu de haute couture comme New Look avec Miss Dior, Christian Dior, 1947) et un récit imagé (être une femme libérée avec Opium d’Yves Saint Laurent, 1977). L’enjeu est important, car on bascule d’un produit tout fait main à un objet tout fait machine, rappelant les ready-made de Duchamp qui ont démontré que le produit le plus sériel, s’il adhère au projet de masse, entre ipso facto dans le domaine de l’art et devient un objet unique et original (1). C’est ici que se trouve tout l’enjeu du flacon à considérer comme une œuvre d’art à part entière. Cela se traduit également par le transfert de cet objet dans les salles de ventes aux enchères – la toute première vente de flacons de parfum eut lieu en 1986 sous l’égide de la vente du Comte d’Harcourt – et les expositions prouvent l’importance qu’il prend dans le monde artistique classique. Tout montre que le flacon se délivre de ses automatismes industriels et se charge de sens, de références et de cultures : il est un objet émotionnel et devient discours de l’objet. Il est à lui seul le produit, l’identité de la marque, celle de ses consommateurs, mais il est surtout objet d’art. C’est dans ce contexte que semble se jouer aujourd’hui la pratique du design de flacon, qui passe d’un art du réel à un art de la fiction. L’étude montre que le dialogue entre le flacon de parfum et l’œuvre d’art est un pas de deux, matériel et immatériel, unissant les cinq sens. Ainsi, parce qu’il traduit la mémoire visuelle et culturelle d’une société en mouvement, le flacon n’est pas un art figé. Il porte en lui la modernité de son époque et l’impalpable génie créateur. Le flacon est un art qui a le mérite d’être exposé aux mêmes titres qu’un tableau et a droit à de nombreuses analyses. Les mouvements cycliques du parfum sont bien sûr les meilleurs moyens d’y voir une histoire de l’art du flacon évoluant avec son temps et ses références, créant ses mythes, qui rendent visibles des forces invisibles.

Pour rendre compte de l’actualité de la recherche universitaire, le Journal des Arts ouvre ses colonnes aux jeunes chercheurs en publiant régulièrement des résumés de thèse de doctorat ou de mémoire de master. Les étudiants intéressés feront parvenir au journal leur texte d’une longueur maximale de 4 500 caractères (à adresser à Jean-Christophe Castelain, directeur de la rédaction : jchrisc@artclair.com). Nous publions cette quinzaine le résumé du mémoire de Master en histoire de l’art de Pierre Noual, sous la direction Luce Barlangue à l’université Toulouse II, Le Mirail (Master histoire de l’art : moderne et contemporain).

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°396 du 6 septembre 2013, avec le titre suivant : Le flacon de parfum, la création d’un objet émotionnel (1947/1992)

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