Paroles d'artiste

Ange Leccia : « c’est l’interprétation du réel qui m’intéresse »

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 2 juillet 2013 - 780 mots

Au Mac/Val à Vitry-sur-Seine, Ange Leccia compose une installation sur six écrans où s’enchaînent des séquences de ses films.

Invité au Mac/Val, à Vitry-sur-Seine, Ange Leccia compose une installation immersive et émotive et fait s’enchaîner et se répondre sur six écrans, en une boucle d’une durée de 32 minutes, douze séquences de films créés tout au long de sa carrière.

Cette exposition est-elle une rétrospective de votre travail vidéo ou s’agit-il d’une œuvre nouvelle ?
Il est clair pour moi qu’il s’agit d’une nouvelle œuvre. Mais pour manipuler, donner du sens, écrire des choses, faire un film, etc., j’ai besoin de connaître, d’avoir assimilé des émotions, des images, un vécu, des histoires. J’utilise donc des bandes, une banque d’images qui par moments font partie de ma propre histoire, puisque je suis allé puiser dans des choses que j’avais faites par exemple à l’époque de mon séjour à la Villa Médicis [à Rome], dans les années 1980, mais que je n’avais jamais réactualisées ni vraiment utilisées pour faire œuvre. Il s’agit donc d’un parcours, mais c’est pour moi une œuvre de 2013.

Le dispositif sur six écrans induit des jeux de symétrie et des répétitions dans la projection. A-t-il été mis en œuvre afin d’englober le spectateur dans un flux d’images, de l’intégrer à l’ensemble ?
Cela répond à cette idée en effet. J’ai évidemment construit en fonction de la taille de l’espace, mais j’avais besoin de créer un rapport presque intime de l’image au spectateur, un peu comme avec un livre que vous lisez. J’ai donc pensé ce dispositif de façon architecturale, presque comme des sculptures minimales en angle, dans lequel le visiteur est
« intériorisé ». Il se retrouve un peu enfermé, presque pris en étau, même s’il y a toujours des échappatoires. Deux autres écrans satellites permettent aussi de créer une circulation.

Beaucoup de jeunes femmes apparaissent dans vos films, souvent en contrepoint d’images de catastrophes. S’agit-il à proprement parler de portraits ou plutôt de mises en situation ?
C’est le spectateur qui dira si c’est un portrait. Je ne fais que « stopper » des personnes qui sont dans une vie, dans une énergie ; à un moment donné je leur demande tout simplement de s’arrêter et de me regarder, de regarder la caméra, et je les immobilise. Pour regarder les choses, il faut s’arrêter. Pour recevoir un tableau ou une œuvre, il y a cette notion d’arrêt, de face-à-face, de regard, mais là le regard tout d’un coup devient plus profond puisqu’on s’arrête ; ce n’est pas voir, c’est vraiment regarder. De ce silence, de cet état suspendu, il y a tout à coup quelque chose qui va émettre, qui va irradier. Je pense que lorsqu’un portrait ou un visage fonctionne, que le travail est réussi, c’est que beaucoup de choses m’échappent, que de multiples sens arrivent. Au départ, je ne savais pas que ces visages allaient provoquer ça.

Il est frappant qu’à vos images qui documentent du réel vous infligiez un traitement qui induit une sorte de détachement paradoxal d’avec ce réel ; il y a comme un point de bascule. Est-ce une manière d’inscrire le sujet dans une autre réalité ?
Disons que c’est ma façon de filmer, de fabriquer des images. J’ai beaucoup de mal avec l’image trop nette, trop lisse. J’aime bien créer une espèce de couche, d’épaisseur, parce que le réel ne m’intéresse pas. C’est toujours l’interprétation du réel qui m’intéresse, et la distance qu’il y a entre mon regard et ce que je vois ; toutes ces couches sont souvent dues soit à la mauvaise qualité de la prise de vue, soit à l’amateurisme de la caméra que j’utilise.
Lorsque j’étais à la Villa Médicis, je me suis retrouvé dans un univers classique qui n’était pas du tout celui où j’avais envie d’être. J’aurais préféré aller à New York, je vivais plutôt la nuit à l’époque. Mais j’étais là et la façon de cohabiter, de pouvoir lire ce qui m’entourait, a été d’utiliser le filtre de la distance de l’objectif de la caméra. Cela m’a donc déculpabilisé et permis de pouvoir regarder. Cette sismographie qui vient d’un traitement un peu particulier, parfois je l’exagère car je peux passer des films sur une visionneuse que je refilme avec une autre caméra. Il m’arrive souvent de refilmer une bande en la diffusant sur un téléviseur, etc. Cela crée donc des épaisseurs, des matières. On a l’impression que mes personnages sont dans un état, un climat, une immédiateté pas évidente, mais en même temps c’est le réel tout de même ; ce sont des effets qui m’intéressent.

Légende photo

Ange Leccia, Logical Song, 2013, arrangement vidéo (image extraite), 32 min en boucle. Courtesy galerie Almine Rech, Paris.

Ange Leccia, Logical Song

jusqu’au 22 septembre, Mac/Val, place de la Libération, 94400 Vitry-sur-Seine, tél. 01 43 91 64 20, www.macval.fr, tlj sauf lundi 10h-18h, samedi-dimanche 12h-19h. Catalogue à paraître.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°395 du 5 juillet 2013, avec le titre suivant : Ange Leccia : « c’est l’interprétation du réel qui m’intéresse »

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