Art ancien

Angkor, copie conforme

Par Daphné Bétard · Le Journal des Arts

Le 4 juin 2013 - 1008 mots

Témoignages uniques de l’un des joyaux du patrimoine mondial, les moulages réalisés au XIXe siècle par Louis Delaporte à Angkor ont été sauvés de justesse de la destruction et seront bientôt présentés au Musée Guimet

C’est lors d’une première mission d’exploration du Mékong, en 1866, dans un contexte colonial, que Louis Delaporte (1842-1925), marin et aventurier embarqué pour ses talents de dessinateur, découvre le site d’Angkor (Cambodge). Il est subjugué. Dès son retour en France, il prépare une mission archéologique destinée à prélever des sculptures et éléments architecturaux. L’expédition a lieu en 1873. Sur place, il négocie avec les autorités cambodgiennes pour pouvoir emporter des pièces et réalise de nombreux dessins, plans, photographies et moulages. Il reviendra à plusieurs reprises par la suite à Angkor. Les œuvres récoltées sont aujourd’hui conservées au Musée Guimet, à Paris, qui en montre les plus belles pièces dans les salles d’art khmer. Les moulages, eux, ont failli disparaître dans l’indifférence générale. Sauvés in extremis de l’oubli, ils seront présentés aux côtés des originaux cet automne au même Musée Guimet, dans le cadre d’un parcours sur la découverte du site et la construction du mythe d’Angkor (1).

L’exposition a aussi été conçue pour réhabiliter un explorateur féru d’art khmer. « Delaporte était passionné par cette civilisation en train de périr sans que personne ne s’en émeuve. Il a perdu un argent fou, il n’a rien gardé pour lui, a tout transmis au musée », précise Pierre Baptiste, conservateur et commissaire de l’exposition. Et d’ajouter : « Dans ses écrits, on voit qu’il n’est pas du tout dans la condescendance. Il est détaché des a-priori coloniaux de l’époque et n’hésite pas à comparer la beauté de l’art khmer à la statuaire grecque ou aux œuvres de Michel-Ange. »

Delaporte est persuadé que la place de cette civilisation est au Louvre, ce grand musée universel. En 1874, il débarque trente-quatre caisses sur les quais du Louvre. Surpris et insensibles à cet art qui leur est inconnu, les conservateurs lui refusent l’entrée de la vénérable institution. Delaporte tente en vain de les convaincre de l’intérêt de « cette autre forme du beau ». Il obtient finalement un espace au château de Compiègne où il crée le premier « musée khmer ».

Succès populaire
En 1878, il profite de l’Exposition universelle pour se faire une place à Paris, au palais du Trocadéro, où les originaux et les moulages sont exposés. Le succès est retentissant, « et populaire » comme le souligne Pierre Baptiste : « Ce ne sont pas les scientifiques mais le grand public et la presse qui se sont intéressés aux sculptures. » En 1880, le Musée indochinois du Trocadéro ouvre ses portes avec les pièces rapportées par l’explorateur. Les originaux sont associés sans distinction aux moulages et imbriqués dans de grandes restitutions ayant vocation à témoigner de la beauté de la civilisation khmère et de l’ampleur de sites comme Bayon. Pour ces reconstitutions farfelues, les scientifiques vont, dès le début du XXe siècle, dénigrer l’ensemble des travaux de Delaporte.

En 1927, le Musée Guimet hérite des pièces originales rapportées par Delaporte. Les moulages, eux, restent au Trocadéro avant d’être mis en caisse en 1936, pour les besoins de l’Exposition universelle. Les grands formats sont découpés en morceaux. Les collections tombent en déshérence et vont connaître un sort dramatique. Pourtant ces sculptures et bas-reliefs moulés à Angkor sont les témoignages uniques de monuments qui se dégradent inéluctablement au fil du temps. Certains sites ont été pillés, tandis que d’autres, mis à nu pour les besoins du tourisme, disparaissent sous les pluies torrentielles de l’Asie du Sud-Est ou les mains indélicates de visiteurs de plus en plus nombreux (lire p. 9). Ainsi du site de Koh Ker, où la plupart des statues que Delaporte a moulées ont disparu ; certaines circulent probablement sur le marché.

Stockées dans de grands espaces inadaptés en banlieue parisienne, puis dans les caves du palais de Tokyo après guerre, les collections sont finalement transférées à l’abbaye de Saint-Riquier (Somme) en 1973. Le vague projet de les présenter en regard de la statuaire chrétienne est abandonné. Dans les caves de l’abbaye, les moulages, entassés les uns sur les autres, forment un dangereux jeu de Mikado. Il faut imaginer 500 mètres cubes de plâtres stockés dans de très mauvaises conditions tandis que, tous les ans, les services du ministère de la Culture rédigent moult rapports, jamais suivis d’effets. Les collections se détériorent à tel point qu’en 2012, lorsque l’abbaye de Saint-Riquier entreprend de grands travaux pour devenir un centre culturel, l’ensemble manque d’être jeté à la poubelle.

Olivier de Bernon, à la tête du Musée Guimet, prend les choses en main et finance une grande campagne de restauration des moulages sur les fonds propres de l’établissement public, apportant 100 000 euros en 2012 et en 2013. Les opérations ont pu commencer en août dernier. Après avoir sorti les moulages des caves, reconstitué les ensembles, il a fallu les traiter. Les pièces étaient infestées par un champignon, l’Aspergillus, qui peut se révéler mortel lorsqu’il est inhalé en grande quantité. Les équipes de restauration ont ainsi dû travailler avec des masques respiratoires.
Consolidés, dépoussiérés, traités, les moulages sont ensuite identifiés avant d’être transférés à Morangis (Essonne) pour une ultime restauration. Les équipes du musée découvrent alors des pièces d’une grande finesse d’exécution qui ont fixé dans le plâtre les sculptures angkoriennes dans l’état où elles se trouvaient en 1880. Certaines constituent de véritables tours de force techniques, à l’instar des moulages à la gélatine réalisés pour les hauts-reliefs. Outre ceux réalisés à Angkor, les ateliers de Morangis conservent des moulages provenant de temples et édifices du Vietnam, du Champa, de Birmanie ou d’Indonésie. À l’issue de l’exposition, le devenir de ce vaste ensemble patrimonial reste incertain. Il faudrait financer la restauration du reste de la collection et trouver un lieu – un musée – pour les accueillir.

Note

(1) « La redécouverte d’Angkor – Louis Delaporte et le Cambodge la naissance d’un mythe », du 16 octobre 2013 au 13 janvier 2014, Musée Guimet, Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°393 du 7 juin 2013, avec le titre suivant : Angkor, copie conforme

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