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Portrait

Vladimir Veličković, peintre

Sujet d’une publication monographique, le peintre Vladimir Veličković raconte, depuis cinquante ans, la violence du monde

Par Éric Tariant · Le Journal des Arts

Le 21 mai 2013 - 1564 mots

Depuis cinquante ans, Velickovic témoigne dans ses peintures et dessins de la violence endémique qui gangrène le monde. Son œuvre se double d’une interrogation inquiète sur la destinée humaine.

« Je ne suis bien qu’ici », lance-t-il d’une voix posée en roulant les « r ». Volontaire et énergique, porté par une extraordinaire rage de créer, à 78 ans, Veličković se porte comme une fleur. Tous les matins, sept jours sur sept, il arrive à 9 heures sonnantes dans son atelier de la rue Vladimir Illitch Oulianov à Arcueil. Le soir, autour de 20 heures, il quitte son antre avec regrets pour rejoindre son appartement du Marais. Sans l’ombre d’un signe de fatigue. « L’été, je prends un vague mois de soleil et de mer, plutôt par obligation que par plaisir », souligne-t-il installé dans son atelier, un long cube de béton rectangulaire coiffé d’une toiture ajourée. Celui-ci s’ouvre sur une petite cour bétonnée entourée de hauts murs, plantée de sculptures en fer et d’un cerisier. Assis à une table branlante, Vlada, comme l’appellent ses amis peintres, travaille à la scénographie de sa prochaine exposition personnelle. La 350e peu ou prou. Sur des feuilles volantes, précis et méticuleux, il dessine, le plan de l’espace d’exposition et l’emplacement de ses tableaux. Le vernissage est prévu le 23 mai à Belgrade, sa ville natale. En berne, bleu, rouge et blanc, frappé d’une étoile rouge, le drapeau de la défunte Yougoslavie recouvre une chaise d’arbitre. Celle-ci est adossée à une sorte de réserve, où sont alignés des tableaux placés sous la garde d’un oiseau noir empaillé. Sur un mur, le maître des lieux a griffonné sur des post-it des citations empruntées à quelques-uns de ses auteurs favoris. « L’art naît de la contrainte, vit du combat et meurt de la liberté » (André Gide). « Le vent se lève, il faut tenter de vivre » (Paul Valéry). Plus loin, un corbeau, la pupille sombre, est accroché, toutes ailes déployées, à un échafaudage. C’est ce même oiseau noir qui fond toutes griffes dehors sur un corps ensanglanté et décapité que l’on retrouve sur la partie centrale d’une toile inachevée. Le ciel, gris et blanc, est parcouru de petits nuages noirs menaçants. La terre, couleur charbon, semble exsangue. Au premier plan d’une autre toile de grand format, d’autres corbeaux, petites taches noires sur fond gris, picorent ce qu’il reste d’humus au milieu de cratères béants. Au loin, en arrière-plan, des flammes s’élèvent dans le ciel sombre, accompagnées de volutes de fumées noires.

Un univers macabre
Cordes, potences, échafauds. Corps pendus, écorchés, démembrés, décapités, crucifiés. Têtes coupées, éclatées, infestées. Pullulement des rats. Omniprésence des rapaces. Présence inquiétante de pitbulls ensanglantés. Depuis cinquante ans, Vladimir Veličković décline les mêmes motifs obsédants. Il peint les mêmes espaces vides et bornés desquels sourd une angoisse vertigineuse. Terreurs passées ? Annonces d’une catastrophe imminente ? « Vladimir Velickovic est étroitement lié à son pays, la Serbie. Une terre chargée de batailles, de conquêtes et de guerres. Ses œuvres sont alimentées des tragédies qu’il a connues et dont il n’a pu se détacher », observe Jean-Louis Prat, ancien directeur de la Fondation Maeght devenu commissaire d’expositions indépendant.

Né en 1935 à Belgrade, Vladimir Veličković a grandi, au cœur des Balkans, pendant une des décennies les plus violentes de l’histoire de l’humanité. Son père était ingénieur et professeur d’université. Sa mère, issue d’une famille cultivée, était la fille d’un écrivain et diplomate. Le fils unique préfère dessiner le long du Danube plutôt que jouer au foot et aux billes avec ses copains. Il découvre les grands maîtres de la peinture – Léonard de Vinci, Dürer, Rembrandt, Goya – en s’immergeant dans des monographies qui trônent sur les étagères de la bibliothèque parentale. En 1952, à l’âge de 16 ans, il est retenu pour exposer parmi de jeunes peintres serbes. Il lorgne vers les Beaux-Arts, mais son père, réticent, lui enjoint de suivre d’abord des études d’architecture. « J’ai accepté ce compromis. C’est le seul que j’ai jamais fait au cours de ma vie », assène l’artiste inflexible. En 1965, il est retenu pour représenter son pays, la Yougoslavie, à la Biennale de Paris. Il obtient le premier prix de peinture et une bourse de séjour de six mois en France. À Paris, il s’installe avec femme et enfant dans un petit appartement de la rue de Grenelle. Soutenu par le critique d’art Georges Boudaille, il frappe à la porte de la galerie du Dragon, haut lieu de la peinture surréaliste, qui lui programme aussitôt deux expositions pour 1967. Vlada est lancé « On vivait chichement avec dix francs par jour. C’est à ce moment-là qu’Antonio [Antonio Segui. NDLR] m’a proposé de venir travailler à ses côtés », se souvient le peintre. Il partagera, pendant deux ans, « une sorte de providence », l’atelier de Segui, situé à Arcueil, avec Gérard Titus-Carmel et l’Urugayen José Gamarra. C’est là qu’il peint ses « Orateurs » inspirés d’un atroce cliché de tête écrasée. Le visage sanguinolent est disproportionné par rapport au reste du corps. Les yeux sont sortis de leurs orbites. La tête, flanquée d’une bouche largement ouverte sur une rangée de dents blanches, éructe des slogans. Suit une longue période de monochromies grises centrées sur l’étude du mouvement et inspirée des travaux photographiques de Muybridge. On y voit des lévriers courir dans des fuites éperdues, des hommes blessés, sanguinolents, gravir des escaliers sans fin donnant sur le vide. Suivent ses « Lieux » (1975-1986), lugubres et vides de présence humaine, ses paysages désolés des années 1990 et ses « gisants » et autres blessés inspirés du retable de Grünewald à Issenheim. Les œuvres témoignent d’une puissante qualité plastique, fruit d’une rare maîtrise du métier. Pourquoi une telle litanie de violence et de cruauté ? « La représentation de l’horreur ne suffit pas à dire l’horreur. Ce qui me contraint à hurler par l’image en réponse à ce que je vois et ce que j’entends » souligne Veličković.

Une violence expiatoire
Faut-il y voir un travail de catharsis pour tenter de panser les plaies de la guerre ? Et notamment celles de cette terrible journée du 6 avril 1941 lors de laquelle le peintre et sa famille ont failli périr dans une cave, lors du bombardement de Belgrade par les nazis ? « Une bombe est entrée dans la cave et un nuage de poussière a envahi tout l’espace. La scène s’est gravée au fond de ma mémoire. Elle reste, aujourd’hui encore, étonnamment claire et nette », observe-t-il. Le propos de Veličković n’est pas uniquement de dénoncer les actes barbares qui ont émaillé la Seconde Guerre mondiale. Toute sa peinture tend à représenter le réel sans concession, à figurer la violence omniprésente, aujourd’hui comme hier ; le tragique dont résonne notre époque et que l’on refuse de voir obstinément ; révéler la violence pour la mettre à nu et permettre une prise de conscience. Cette « inhumanité infligée à un autre qui détruit l’humanité en moi », selon les mots d’Emmanuel Kant. « L’erreur serait de penser que la violence est humaine. Elle est fondamentalement inhumaine. Elle ne permet pas d’apporter une réponse aux inévitables conflits qui naissent entre les hommes. Il faut trouver des alternatives à la violence comme méthodes d’action. Notre société est dominée par l’idéologie de la violence nécessaire, légitime et honorable. Il faut déconstruire cette idéologie », martèle l’écrivain et philosophe Jean-Marie Muller. Sa peinture est toute sa vie. Le reste passe au second plan, à l’exception de sa famille qui forme « sa colonne vertébrale », selon sa galeriste Samantha Sellem. Ses amis, qu’il réunit souvent chez lui lors de dîners, le décrivent discret et secret, mais aussi sociable, attentionné et généreux. « Il prend des nouvelles, s’intéresse aux petits drames personnels des uns et des autres. Il est celui qui fait le lien entre nous et qui nous dit ce que devient untel ou untel, un peu comme le font les Mamas italiennes », s’amuse Gérard Fromanger.

Intellectuel, Vlada goutte peu au divertissement. « Mes voyages à Belgrade, quatre à cinq fois par an, sont la seule pause que je m’octroie. Ces escapades sont pour moi un réel besoin », avoue le peintre. Curieux de la vie du monde, il suit de près l’actualité et la vie culturelle. Il visite expositions et musées et fréquente les salles de théâtre. Professeur à l’École des beaux-arts de Paris pendant 18 ans, il était un enseignant attentionné et aimé. « Il s’investissait énormément, note Ernest Pignon-Ernest. Il était très apprécié m’ont dit deux de ses anciens élèves qui ont un atelier à la Ruche. » Ces derniers temps sa peinture est passée d’une gamme terreuse à des tonalités plus froides, plus bleuâtres. Les corbeaux ont pris de plus en plus d’importance. « Je commence à craindre qu’ils ne me dévorent, tant je les sens présents », lance-t-il dans un demi-sourire.

Vladimir Velickovic en dates

1935 Naissance à Belgrade

1960 Diplômé de la faculté d’architecture de Belgrade

1965-1966 Il remporte le Prix de la Biennale de Paris et s’installe en France

1967 Il est révélé par une exposition à la galerie du Dragon

1983-2000 Chef d’atelier à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris

1999 Membre de l’Académie des Beaux-Arts, Institut de France

2009 Il crée le fonds Veličković pour le dessin

2013 Publication d’une monographie consacrée aux peintures 1954-2013 de Veličković par la galerie Samantha Sellem

Consulter la fiche biographique de Vladimir Velickovic

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°392 du 24 mai 2013, avec le titre suivant : Vladimir Velickovic, peintre

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