Philippe Sénéchal : « Une transdisciplinarité en marche »

Par Daphné Bétard · Le Journal des Arts

Le 21 mai 2013 - 1895 mots

Philippe Sénéchal, directeur du Département des études et de la recherche de l’Inha, souligne les opportunités offertes par un décloisonnement progressif de la recherche en France et par la mondialisation.

La création, en 2001, puis l’inauguration, en 2005, de l’Institut national d’histoire de l’art (Inha) a-t-il unifié une discipline qui, en France, a longtemps donné l’image d’une communauté scientifique divisée et relativement isolée ?
La recherche en histoire de l’art est extrêmement variée. Il existe, indéniablement, des méthodes différentes issues de diverses traditions universitaires, mais aussi des approches spécifiques liées au monde des musées. Un phénomène très important a marqué ces dernières années : une plus grande ouverture au monde international. De nouvelles théories, parfois aux marges des institutions, comme les visual studies ou les cultural studies, sont venues enrichir la discipline. La création de l’Inha a été une sorte de stimulant et d’incubateur. Il faut aussi souligner le rôle joué par trois institutions étrangères installées à Paris : le Centre allemand d’histoire de l’art, le centre de recherche de la Terra Foundation et la Fondation Custodia. Cette plus grande perméabilité entre les différents acteurs de la discipline est un point central du développement de la recherche en histoire de l’art. Les musées aussi, grands et petits, ont remis la recherche en tête de leur priorité, certains avec de véritables programmes, voire des départements entiers comme c’est le cas au Quai Branly. L’activité du musée est dorénavant démultipliée par l’adhésion du Quai Branly au Labex CAP, Laboratoire d’excellence création, arts et patrimoines. J’aurais pu citer aussi le Centre Pompidou avec ses bourses sur l’art et la mondialisation ou le Musée du Louvre qui a développé lui aussi ses activités de recherche.

La scission entre le monde universitaire et celui des musées est-elle en passe de se résorber ?
L’étanchéité entre le monde des musées et celui des universitaires était une des grandes difficultés du panorama français, contrairement à ce qui se pratiquait à l’étranger. Avec la création des laboratoires d’excellence, la situation s’est déverrouillée ; comme si une sorte de soupape avait sauté. Si les lois universitaires ont pu avoir des effets secondaires pernicieux, l’entrée dans ces laboratoires mixtes de grandes institutions culturelles s’est, elle, avérée très positive. Le Labex CAP associe les Arts décoratifs, la Cité de la céramique de Sèvres, la Bibliothèque nationale de France, le Quai Branly, le Centre Pompidou et bientôt la Cité de l’architecture et du patrimoine.
Il y a un brassage extraordinaire d’expériences et d’approches avec une véritable transdisciplinarité qui aurait été impossible auparavant. Nous ne sommes qu’aux prémices de ce phénomène structurant qui s’inscrit dans la durée – au moins sur dix ans. Rien n’est parfait, certaines situations seront toujours grippées, mais il faut savoir profiter de ces nouveaux espaces offerts par les Labex CAP, Arts-H2H (cinéma, arts plastiques, musique, photographie, littérature, théâtres…) ou Patrima (savoir, conservation et transmission). En province aussi, la situation est stimulante, avec des laboratoires dynamiques comme le Lhara, (laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes), à Lyon et Grenoble, qui collabore avec tous les musées de la région. La transdisciplinarité ne touche pas seulement les humanités. Ces grands regroupements ont obligé des univers encore plus distants à se rapprocher de l’histoire de l’art, comme les sciences de l’ingénieur, le monde de la création industrielle, voire celui de l’entreprise. Des projets mixtes sont aussi nés dans le cadre des PRES, les Pôles de recherche et d’enseignement supérieur. Nous sommes désormais tous plongés dans le grand bain de la recherche, avec des moyens conséquents.

Les jeunes chercheurs pourront-ils développer leurs activités à l’heure où l’on assiste aussi à une diminution drastique des moyens et des postes à l’université ?
Le concours annuel de l’Institut national du patrimoine (INP) représente une véritable chance car il permet un recrutement régulier dans les musées. La situation du monde universitaire est, elle, catastrophique. À cause de la situation économique actuelle, certains postes ne sont pas renouvelés et les postes de titulaires enseignants chercheurs se font beaucoup trop rares. Nous sommes en train de former une génération de jeunes docteurs brillantissimes, qui sont mathématiquement bloqués car il y a des dizaines de candidats pour un seul poste. Un grand nombre d’entre eux ne pourra pas trouver de postes dans l’enseignement supérieur ou au CNRS. Les étudiants doivent se préparer à une reconversion, ce qui peut être tout à fait intéressant. Autre solution : partir à l’étranger, dans les pays émergents comme la Chine, l’Inde, le Brésil où des départements se créent. Un jeune doctorant pourrait imaginer commencer sa carrière en Chine continentale, à Taïwan, ou Singapour. Les jeunes anglo-saxons et Allemands ont déjà intégré cette dimension. Il faut se projeter dans un monde global et imaginer que les carrières seront beaucoup plus mobiles que par le passé. Si on limite le regard à l’Hexagone, il y a de quoi être extrêmement anxieux.

N’est-ce pas paradoxal de prétendre développer la recherche avec les pôles d’excellence sans postes à la clef pour les nouvelles générations ?
La baisse de régime de l’enseignement supérieur est certes décevante, mais je suis convaincu que des historiens de l’art peuvent être des éléments dynamiques et brillants dans d’autres secteurs que l’histoire de l’art elle-même. La Grande Bretagne n’a jamais connu un tel cloisonnement, comme si les humanités ne menaient qu’aux humanités. L’innovation vient plutôt d’une fertilisation croisée que de l’endogamie. À l’Inha, nous venons de créer un bureau d’aide à l’insertion professionnelle en histoire de l’art qui a pour mission d’être un centre de renseignement sur l’offre et la demande. Car il y a beaucoup de demandes venant du marché de l’art, de l’édition, des organisateurs de grands événements. Nos étudiants auront acquis des compétences de synthèse et certains feront autre chose que de la recherche en histoire de l’art. Et je ne considère pas que cela est grave.
Parallèlement, il est un point très favorable : le développement de la politique de recherche mis au point par l’INP et l’École du Louvre. Les universitaires voient arriver de plus en plus de jeunes demandant à être encadrés, qui pour un master, qui pour une thèse. Ils se sont rendu compte de l’importance de l’obtention d’une thèse pour se présenter à l’étranger. C’est un phénomène nouveau chez les conservateurs, une évolution mondiale qui leur permettra de bouger plus facilement.

Est-ce qu’il y a des sujets peu ou pas assez explorés par la recherche en histoire de l’art ?
Dans le monde universitaire, d’importants efforts sont à faire en direction des arts extra-européens. Il y a une réelle disparité entre Paris et le reste de la France où il demeure très difficile d’avoir des cours réguliers. Les arts décoratifs, la mode et le design sont encore trop en jachère par rapport au monde anglo-saxon. Je suis aussi inquiet par une certaine désaffection pour l’histoire de l’art antique et l’histoire de l’art médiéval. C’est un peu la conséquence de la montée en puissance des archéologues médiévistes et du boom, remarquable intellectuellement, de l’archéologie du bâti. Ce champ dynamique a grignoté le terrain de l’histoire de l’art et dans les affichages de postes, l’archéologie tend à prendre le pas. Il sera bientôt difficile de trouver de bons médiévistes latinistes, tant à l’université que dans les musées. Seule une politique volontariste permettra de maintenir le flambeau dans ces deux domaines.

À l’heure où l’enseignement des arts à l’école prend une tournure de plus en plus floue, peut-on encore espérer un jour la création d’un Capes ou d’une agrégation d’histoire de l’art ?
Pour ma part, j’ai toujours plaidé pour des concours mixtes – histoire-histoire de l’art ou lettre-histoire de l’art – et non mono-disciplinaires. Cela avait été envisagé il y a quelques années, mais bloqué au dernier moment par le ministère de l’Éducation nationale, à notre grand désarroi. En 2012, nous sommes repartis à la case départ. Avec Olivier Bonfait, président de l’ApAhAu, l’association des professeurs d’archéologie et d’histoire de l’art des universités, et Antoinette Le Normand-Romain, directrice générale de l’Inha, nous avons été reçus par la commission d’enseignement à l’Assemblée nationale pour la rédaction du nouveau rapport sur l’enseignement des arts. Nous n’avons malheureusement pas été entendus, la commission ayant entériné une sorte de statu quo. Je ne sais pas si les parents d’élèves réalisent qu’on enseigne à leurs enfants une discipline qui n’est sanctionnée par aucun diplôme ou concours dans la matière ! La certification rectorale s’est un peu améliorée avec la nomination d’un inspecteur général de l’éducation nationale pour l’histoire des arts en la personne d’Henri de Rohan, mais la situation reste aberrante. Nous formons de remarquables jeunes diplômés ; c’est un gâchis de ne pas les insérer dans l’enseignement secondaire. Les programmes vont d’ailleurs être refondus sans que l’ApAhAu ou le Comité français d’histoire de l’art (CFHA) ni même l’inspecteur général n’aient été consultés.

Qu’en est-il de la publication scientifique en histoire de l’art ?
Ces quinze dernières années, il faut saluer le courage d’un certain nombre d’éditeurs privés ou universitaires, à l’image des Presses universitaires de Rennes, de la Sorbonne, de Grenoble, du Septentrion ou des Presses du réel à Dijon, qui ont tenu le flambeau, permettant la publication d’une production scientifique exigeante, thèses, actes de colloques… Des éditeurs privés ont vu le jour comme Fage à Lyon, ou Mare & Martin à Paris. On assiste, cela dit, à une baisse de voilure inquiétante chez les très grosses maisons : Gallimard a ainsi arrêté l’Univers des formes et publie beaucoup moins d’essais, tandis que la collection « idées et recherches » chez Flammarion n’est plus alimentée comme autrefois. La faute est moins à imputer aux éditeurs qu’au nombre décroissant de lecteurs pour les livres de sciences humaines, phénomène auquel viennent se grever des coûts de fabrication en augmentation du fait des illustrations. La France connaît un autre problème de taille : sa lenteur à traduire des ouvrages majeurs, à l’inverse de l’Italie. Toute une série de grands auteurs échappent à la traduction. Certes, les chercheurs peuvent lire dans une langue étrangère, mais ne pas traduire signifie que les idées novatrices développées ailleurs n’ont pas infusé dans notre pays. Le Festival d’histoire de l’art (lire p. 24) permet de mettre en lumière ce que font les éditeurs, à l’heure où les amateurs d’art ont pris l’habitude d’acheter le catalogue d’exposition plutôt que des livres monographiques, des essais transversaux. Il donne aussi une visibilité aux revues qui ont besoin de développer leurs abonnements. Dans ce domaine, même si on continue toujours à pleurer sur la fermeture de La Gazette des beaux-arts, soulignons le rôle joué par les jeunes revues telles Studiolo, Les Cahiers d’Histoire de l’Art, Italies ou Perspective éditée par l’Inha. La revue Histoire de l’art représente le meilleur de la jouvence de ce pays. Le Festival est une chance extraordinaire d’exposer la discipline dans la diversité de ses acteurs, de ses produits, de ses métiers.

On peut finalement s’étonner que ce Festival n’ait pas vu le jour avant…

Ça en dit long sur la place de cette étrange chose qu’est l’histoire de l’art dans le paysage intellectuel français. La France s’est construite sur des disciplines historiques, philosophique, littéraire… L’éducation à l’image a toujours été considérée comme secondaire. Il reste encore énormément à faire. Les blocages sont peut-être plus encore dans la tête des décideurs que chez les citoyens qui voient bien tout le bénéfice de former leurs enfants aux décodages des images dont ils sont régulièrement bombardés et à la connaissance de leur patrimoine.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°392 du 24 mai 2013, avec le titre suivant : Philippe Sénéchal : « Une transdisciplinarité en marche »

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