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Les incarnations vulnérables de Steve McQueen

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 21 mai 2013 - 722 mots

Une rétrospective bâloise consacre l’artiste britannique et sa manière singulière d’aborder les corps, dans des mises en scène où le sujet de l’action est souvent indéfinissable.

BALE - Partout il est question de scruter le sujet, l’approcher, l’observer au plus près, le décrire avec une précision confinant parfois à un certain voyeurisme et finalement jouer quelque chose de l’intime. Mais quel est le sujet ? C’est bien parce que jamais la réponse à cette question, pourtant basique, n’apparaît limpide que Steve McQueen, qui en 2008 a effectué le grand saut vers le cinéma avec le succès que l’on sait, s’impose comme l’un des artistes les plus fascinants de sa génération. Ce que confirme la rétrospective de milieu de carrière qui lui est dédiée à Bâle (Suisse), au Schaulager, qui consacre un maître de l’image en mouvement faisant son lit de problématiques autant sociales que religieuses, ethniques ou sexuelles.

Sur chacun des deux niveaux du musée, derrière une longue paroi vitrée agissant comme un étrange filtre semblant parfois se transformer lui aussi en écran jouant avec le réel extérieur, se déploie ce qui a été pensé comme une « ville de cinémas » : des salles de projection réparties sur le périmètre, avec d’autres œuvres dispersées dans les espaces centraux dans ce qui, au rez-de-chaussée tout au moins, pourrait s’apparenter à une agora. Trois écrans joints en triangle et touchant le sol voient se projeter autant de films séminaux, parmi lesquels Bear (1993), étrange ballet en noir et blanc de deux hommes noirs nus, un combat, une lutte, avec sur les visages et dans les gestes l’ambiguïté de l’attraction et du désir. De l’autre côté se joue Just Above my Head (1996), déambulation de l’artiste dans un espace indéfini puisque la caméra cadre en contre-plongée le haut de son visage et le ciel brumeux alentour. La précision de l’installation participe d’une stimulation corporelle qui se joue à travers l’image et le son et n’engage donc pas seulement l’œil. C’est le cas encore dans Pursuit (2005) où l’écran suspendu dans une salle aux murs miroirs ne donne à voir que des points lumineux se déplaçant dans le noir avec des bruits de halètements ; en fait l’artiste courant de nuit dans un parc, après avoir accroché de petites lumières à son costume.

Désorienter pour mieux appréhender
Mais l’insécurité du regard n’est pas seulement induite par la difficulté, voire parfois l’impossibilité, de définir le sujet de l’action. Elle tient dans une manière d’entretenir une tension constante qui maintient en haleine, en alerte, en jouant pour beaucoup de la désorientation, comme lorsque McQueen explore New York à travers une image en rotation après avoir accroché sa caméra dans un baril qu’il fait rouler dans la rue (Drumroll, 1998). L’artiste aime à décaler le regard en défiant le point de vue au gré de contre-plongées audacieuses ou en tournant autour des choses, beaucoup. Ce faisant, il introduit dans son œuvre une désorientation presque généralisée qui conduit à regarder différemment, avec une autre acuité, tout en participant d’une mise en scène de la vulnérabilité des corps observés.
Qu’il s’intéresse au chanteur Tricky soudainement saisi d’une sorte de transe lors d’un enregistrement studio (Girl’s, Tricky, 2001), explore l’œil de Charlotte Rampling qu’il vient parfois toucher du bout des doigts (Charlotte, 2004) ou la Statue de la Liberté depuis un hélicoptère invisible mais très bruyant (Static, 2009), tout semble en effet pointer différents degrés de faiblesse dans des corps qui, à travers sa caméra, prennent une dimension presque palpable, malléable et finalement quasi sculpturale.

Même lorsque les films ont des visées plus documentaires, capturant l’étrange gestuelle de mineurs sud-africains (Western Deep, 2002) ou une certaine indolence du mode de vie caribéen (Carib’s Leap, 2002), une forme d’insécurité pointe toujours. Vulnérabilité encore avec ce cabinet enfermant 160 planches de timbres postaux figurant des portraits des soldats britanniques morts en Irak (Queen and Country, 2007-2009).

Pourtant chez McQueen la vulnérabilité ne s’apparente jamais à de la détresse ou de la faiblesse mais permet à l’inverse, à travers les tensions générées et brillamment entretenues, d’insister sur une intensité maximale de ses sujets, dont sont révélés des à-côtés. Et ce procédé n’en rend son travail que davantage captivant.

Légende photo

Steve McQueen, Bear, 1993, image issue de la vidéo. Courtesy de l'artiste, Marian Goodman Gallery, New York/Paris et Thomas Dane Gallery, Londres - © Steve McQueen.

STEVE McQUEEN

Jusqu’au 1er septembre, Schaulager, Ruchfeldstrasse 19, Münchenstein/Basel (Suisse), tél. 41 61 335 32 32, www.schaulager.org, tlj sauf lundi 14h-20h, jeudi 14h-22h, samedi-dimanche 12h-18h. Catalogue raisonné co-éd. Schaulager / Kehrer Heidelberg, 248 p., 35 €.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°392 du 24 mai 2013, avec le titre suivant : Les incarnations vulnérables de Steve McQueen

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