Art contemporain

Anri Sala, artiste

Par Vincent Noce · Le Journal des Arts

Le 6 mai 2013 - 1940 mots

Choisi pour représenter la France à la Biennale de Venise, ce Franco-Albanais, vivant à Berlin a mis la musique et le son au cœur d’une œuvre en marge du cinéma. Il est en tête du classement Artindex 2013.

Choisi pour représenter la France à la Biennale de Venise, ce Franco-Albanais de 38 ans, vivant à Berlin, a mis la musique et le son au cœur d’une œuvre en marge du cinéma.
Anri Sala dessine des rectangles, dans lesquels des triangles sont reliés entre eux par des flèches. Sur cette chorégraphie silencieuse, il imagine les visiteurs passant d’une salle à une autre et d’un écran à l’autre, dans l’installation qu’il ouvre fin mai à Venise à la Biennale d’art contemporain. Au-dessus, il écrit « Ravel Ravel », ces deux mots reliés par un cercle, puis dans un autre cercle : « Unravel ». « Ravel Ravel Unravel » : jeu de mots autour du compositeur et, en anglais, des termes signifiant tisser, effilocher, dénouer. L’artiste a filmé deux interprétations de son Concerto en ré pour la main gauche par l’Orchestre national de France avec deux solistes, Jean-Efflam Bavouzet et le Montréalais Louis Lortie. Les films sont projetés simultanément sur deux écrans, avec 40 haut-parleurs dans une chambre anéchoïque, aussi dénommée « chambre sourde », ce qui n’a pas dû échapper à cet amateur de polysémie. « Grâce au travail de spatialisation sonore, il génère ainsi la perception d’une course musicale sur le décalage des tempos », explique Christine Macel, conservatrice au Centre Pompidou, commissaire de l’événement. Dans deux chambres adjacentes, deux films montrent une DJ tentant de réunir ces deux interprétations. ll faut se laisser gagner par les décalages et les rencontres. La subtilité du mouvement requiert du temps.

L’émissaire français
On l’a compris, l’œuvre d’Anri Sala n’est pas vraiment définissable, tandis que lui-même est aisément identifiable. Il est beau gosse, un grand brun, l’air un peu apache, qu’évoquent de menues coutures au visage, immanquablement en polo et jeans. Calme et obstiné, il n’a pas la suffisance que pourrait arborer une étoile aussi vite montée au firmament. Ce Franco-Albanais, né à Tirana, passé par Paris, vit désormais à Berlin et pour près de six mois, il s’installe dans le pavillon allemand des Giardini. Car, pour ce 50e anniversaire du traité d’amitié franco-allemande, les deux pays ont échangé leur pavillon. Comme tout ce qui vient à l’esprit des diplomates, c’est un peu compliqué. Ils auront oublié sûrement que, si celui de la France est le même que celui ouvert il y a un siècle pour Rodin, le pavillon allemand, plus spacieux, a été construit en 1938 par Hitler, qui avait fait démolir celui bâti pour accueillir la Sécession de Munich.

Représenter la France ? « Je ne m’y attendais pas du tout, et je ne sais absolument pas comment cela s’est passé », assure l’intéressé, imperturbable. Ce choix n’a pas étonné la galeriste Chantal Crousel, pour laquelle « il est un des artistes les plus significatifs et novateurs que connaît la France ». La galeriste, qui le représente, se félicite que notre pays puisse ainsi « mettre en valeur une personnalité qui ne soit pas de souche française » et qui, malgré son départ de Paris, « continue de travailler ses films avec une équipe française depuis une quinzaine d’années ». Comme beaucoup, elle a fait sa rencontre par le biais de son œuvre séminale, Intervista, découverte en 2000 au festival de Ljubljana (en Slovénie). « J’ai tout de suite pensé à lui pour une exposition de groupe autour de la géographie et du rapport aux origines. » Anri Sala est né en 1974 en Albanie, sous une dictature glaciale qui se croyait éternelle. Il a gardé des souvenirs heureux d’une enfance qui a échappé aux atrocités du temps. Son père était ingénieur à la télévision, sa mère secrétaire nationale des Jeunesses communistes, avant de devenir directrice de la Bibliothèque nationale. Il a martyrisé un violon, et l’inverse est sans doute vrai. À 14 ans, il s’est inscrit au lycée artistique, suivant un enseignement prônant l’étude de la nature et le réalisme. « Tout autre mode de représentation était interdit », mais grâce à sa mère, il pouvait avoir accès aux écrits proscrits de Kandinsky ou de Klee. En 1991, il se souvient avoir franchi les barrages à vélo pour parvenir à la place où la statue du tyran Enver Hoxha était abattue. Ensuite, dans la formation aux arts, « tout était possible », mais sans manuel scolaire. Puis vint la désillusion, qu’il évoque aussi dans son œuvre.

Le droit à la lenteur
En 1995, le jeune étudiant fut repéré par Henri Foucault. Artiste et professeur à l’École nationale supérieure des arts décoratifs à Paris, celui-ci raconte : « J’avais été invité à Tirana, avec d’autres, par Edi Rama (futur ministre de la Culture et maire de la ville) à faire des conférences. J’ai remarqué son travail, dans l’exposition des élèves des Beaux-arts. De retour à Paris, j’ai proposé à Richard Peduzzi, qui dirigeait l’Ensad, de trouver un moyen de l’inviter. » Il l’a inscrit dans la section vidéo qu’il a créée au même moment : « il fait partie de ces jeunes qui revisitent les figures du cinéma, tout en restant dans la marge. La question du son le maintient à l’écart de l’image, il reste dans cet entre-deux ». Ce qui le distinguerait de sa génération, c’est une « lenteur » assumée : « il ne saute pas sur le montage. C’est par ce biais qu’il parvient à inclure le spectateur, ce qui n’est pas banal pour un jeune artiste ». « Avec beaucoup de subtilité et de douceur tactile, il invente un langage du détail, afin de dégager une émotion très forte, en s’appuyant sur un sens très poussé de la structure », poursuit Christine Macel.
En 1998, Anri Sala a été admis au Centre de formation multimédia du Fresnoy, à Tourcoing. À la jonction des deux écoles, il a tourné ce récit autobiographique autour de la parole de la mère. Intervista part de la découverte fortuite d’une bobine de 16 mm en noir et blanc : une interview donnée par sa mère à l’occasion d’un congrès de jeunesse en 1977. À la tribune, Enver Hoxha pose une main affectueuse sur l’épaule de la jolie jeune femme. Anri Sala est parti à la recherche du journaliste qui a fini en prison. Comme le film est dépourvu de bande-son, il a demandé à des sourds-muets de lire sur les lèvres de sa mère. La stupeur de celle-ci est comique. C’est elle qui devient sourde, à son propre passé : « Je n’y crois pas, qu’est-ce que c’est que ce jargon, je sais m’exprimer quand même ! » Le film a été acheté par le Musée d’art moderne de la ville de Paris qui l’a fait découvrir au public français.

Anri Sala est déjà un habitué de Venise, où il reçut, dès 2001, le Lion d’or du jeune artiste pour un chapitre très émouvant, qu’il a titré Uomodomo, (en français, homme dôme) : un vieillard qui s’assoupit sur un banc de la cathédrale de Milan, au bord de la chute, sans jamais tomber, ni tout à fait se relever. Tati en moins drôle. François Pinault en a fait un des fleurons de sa collection vidéo, qui a été présentée au palazzo Grassi l’année dernière. En 2003, ce fut Dammi i Colori, retour à Tirana pour rapporter l’expérience initiée par Edi Rama, consistant à repeindre la façade d’un grand ensemble en couleurs. Ses amis disent Sala fidèle aux gens, aux lieux et aux situations sans doute.

Pensée musicale
Il a exposé à Miami, à Cincinnati, au Japon, à Montréal, dans une multitude de biennales, ses œuvres ont été acquises par la Tate, la Pinacothèque de Munich ou le MoMA à New York, où il est représenté par la galerie de Marian Goodman. Depuis Intervista, où elle apparaît brièvement en fond un peu folklorique, la musique a pris une place croissante dans ses travaux, les mélodies du saxophoniste Jemeel Moondoc accroché à une fenêtre d’immeuble berlinois dans Long Sorrow (2005) ou encore Ulysses (2007), pour lequel, à la galerie Hauser & Wirth à Londres, le public était invité à jouer des percussions afin de se joindre à l’écriture d’un morceau du groupe de Glasgow, Franz Ferdinand. Pour la monographie que lui a consacrée le Centre Pompidou l’année dernière, Tchaïkovski et les Clash étaient convoqués pour accompagner les visiteurs, passant d’un film à l’autre.

« Il a un esprit très proche de la pensée musicale », témoigne le compositeur et chef d’orchestre Ari Benjamin Meyers, qui s’est retrouvé à Venise après une série de projets avec lui. « Il a développé un propos très spécifique : il explore l’idée du temps et des changements de perception dans l’espace ». Ingénieur du son, collaborant avec l’artiste depuis 1998, Olivier Goinard : « il bouscule la perception du son et de la musique, la mise en place, le synchronisme, les décalages, comme si cela pouvait ouvrir un contact avec l’inconscient. Il rapproche deux pans désarticulés, pour en faire un vecteur d’émotion. Il joue en permanence avec ce qu’on appelle, en terme un peu pédant, la « synchrèse » (1). Il y consacre beaucoup d’attention : depuis Serpentine, nous mixons sur place, ce qui change beaucoup le résultat, auparavant nous étions toujours déçus du résultat ». Foucault le voit ainsi « accorder une importance grandissante à l’empathie dans son ambiance sonore. Il laisse toute la place au visiteur pour se déplacer dans son œuvre, au point que celui-ci en devient le monteur. C’est quelqu’un qui ne triche pas, et avec la maturité, on ressent de plus en plus l’humanité dans son travail ». Même si, pour sa part, il espère voir venir un « moment plus fictionnel » qui l’extrairait plus radicalement du documentaire.

Pour Edi Muka, qui fut son professeur aux Beaux-arts à Tirana et l’a retrouvé à plusieurs occasions, « il parvient ainsi à éclairer une partie cachée, il nous oriente vers le chaos, auquel nous ne pensons pas ». Même s’il le maintient à distance, le tragique n’est jamais loin chez Sala. Un jeune qui traverse une rue de Sarajevo en courant pour échapper aux tirs, une main désarticulée. Le concerto de Ravel lui-même s’inscrit dans une tradition de partitions écrites pour une main à la suite des blessures de guerre et fut commandé en 1929 par le pianiste autrichien Paul Wittgenstein revenu amputé de captivité.

Dans Title Suspended (Sky Blue), présenté à la Serpentine en 2011, Sala faisait tourner deux gants en plastique en un ballet presque parfait. Jusqu’à ce qu’on s’aperçoive que des doigts manquent. Chute. Et rebond, puisque, comme dans Uomodomo, le mouvement se répète sans arrêt. Pour Ari Benjamin Meyers, Sala évoque « l’absence », cette « tragédie première qui existe dans la musique, puisqu’on sait, dès la première note, qu’il y a une fin ». L’artiste se dit dans le « presque pas », se voulant cantonné « au présent ». Au-delà du langage, Edi Muka le sent « dans ce moment où les mots se brisent ». Chantal Crouzel : « l’artiste parle de construction, déconstruction et reconstruction. C’est-à-dire de l’humanité, de tout ce qui nous distingue en tant qu’homme ».

Note

(1) Néologisme inventé par Michel Chion, pour évoquer la concomitance d’un geste visuel et d’un son.

Anri Sala en dates

1974 Naissance à Tirana

1996 Arrivée en France, invité par l’ENSAD

1998 Intervista. Entrée au Fresnoy

2001 Lion d’or du meilleur jeune artiste à Venise

2004 Exposition au Musée d’art moderne de Paris

2012 Exposition à Beaubourg
2013 Représente la France à la Biennale de Venise

Consultez la fiche biographique de Anri Sala

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°391 du 10 mai 2013, avec le titre suivant : Anri Sala, artiste

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