Chronique

L’exposition, l’art et le reste

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 13 mars 2013 - 825 mots

Quoi montrer, pourquoi et comment, ces questionnements se retrouvent au cœur de deux ouvrages évoquant en miroir le rôle du commissaire et de l’historien.

Exposer serait-il devenu un art ? Acceptons-en l’hypothèse, devant la place prise par le geste curatorial, devant l’importance de l’exposition qui se fait média à elle seule ou peu s’en faut, ceci pour mieux la réfléchir, l’interroger, la critiquer. Pour en être le spectateur exigeant, l’amateur enthousiaste. Dès lors la question du « comment montrer », du « quoi montrer », des conditions voire des limites de l’exposition méritent des réflexions approfondies. Deux essais ouvrent des territoires très différents quant aux formes et enjeux de la monstration.

Ne réunissant pas moins de dix-neuf auteurs, universitaires, commissaires, architectes, artistes, l’ouvrage Montrer les violences extrêmes se propose, selon les termes de son sous-titre, de « Théoriser, créer, historiciser, muséographier » le champ des formes de violence produites par l’Histoire. Comment montrer « les destructions guerrières, les violences de masses, les génocides, les exterminations et catastrophes », ainsi que le déclinent en préface les universitaires associés dans la composition de ce volume en partie issu de colloques organisés à l’Institut national d’histoire de l’art et au Musée du quai Branly ? Annette Becker et Octave Debary soulignent d’emblée que la prétention à représenter la guerre touche bientôt à ce paradoxe : en rendant visible, en faisant des choix, en organisant document, image, témoignage, cette représentation cache, masque.

Le mémorial encapsule le savoir historique en même temps qu’il le fait partager ; il produit son ombre, l’oubli, en matérialisant, en objectivant sous une forme montrable l’« irreprésentable ». Il raréfie la parole en la donnant à tel témoin plutôt qu’à tel autre, il pétrifie la vision autour d’un document force. Par-delà la nécessité de sa transmission, la question des formes de la mémoire volontaire de la Shoah et de sa nature irreprésentable reste entière, alors que les témoins directs sont bientôt tous disparus. Le livre prend en compte l’ensemble des sujets de l’Histoire comme de représentation. Ainsi l’historienne Sophie Wahnich interroge-t-elle le rôle des formes artistiques qui « entament le caractère insensible » du document dans le musée d’histoire, dont la fonction éducative est centrale, et rend compte du rôle de la scénographie dans la constitution du propos de l’exposition. On l’aura compris, c’est le champ large des formes de l’exposition qui constituent l’enjeu de ce livre dense, mais la question de l’art y est pourtant essentielle, à côté de celle de la photographie.

Au centre du livre, quatre artistes, Jochen Gerz, Natacha Nisic, Liza Nguyen et Claire Angelini rendent compte de leur travail autour de la mémoire, articulant souvent biographie et mise à distance. Quant à Marc-Olivier Gonseth, il ouvre la question de l’exposition du point de vue de l’institution à partir de l’expérience très singulière du MEN, le Musée d’ethnographie de Neuchâtel, en Suisse, dont il est le responsable, question suivie par d’autres conservateurs, historiens et architecte dans le fil du livre, sur des « lieux de mémoire » spécifiques, mais ouvrant à des perspectives réflexives essentielles. Se référant à Walter Benjamin, Alain Resnais et Chris Marker, la philosophe Catherine Perret analyse des modalités d’écriture entre archive et cinéma, entre passé et présent de l’expérience vécue du témoin comme du spectateur, dans le rapport aux possibles « politiques de la mémoire ».

L’exposition comme médium
Des enjeux élargis qu’il y a à exposer, il est aussi question avec L’Art au large de Jean-Hubert Martin. L’ouvrage réunit une trentaine de textes qui rendent compte des facettes complémentaires d’un itinéraire de commissaire et conservateur exceptionnel. De « Magiciens de la Terre » en 1989 à « Dalí » aujourd’hui au Centre Pompidou, s’éclaire le parcours de celui qui, historien de l’art, aura choisi l’exposition comme médium de prédilection (sans exclure l’essai monographique cependant).
L’exposition, le quoi, le pourquoi et le comment exposer sont au centre de ces quelque 470 pages. Mais au travers d’une démarche qui ne se cantonne pas à l’intérieur des quatre murs de la salle blanche, bien au contraire. La centaine de pages inédites de journaux de voyage en témoigne. Martin y note, en 1987, affirmant ainsi l’universalisme de fait qui portera « Magiciens » et qui sera reproché parfois sévèrement à l’exposition : « Magiciens de la Terre montrera tout. Aux visiteurs de se débrouiller ».

Entre regard quasi ethnographique et travail savant de l’historien de l’art, entre la proximité avec les artistes et une intelligence stratégique et politique remarquable (même si elle n’est guère présente dans ces pages) qui lui permet de réaliser ses projets toujours dans les meilleures conditions institutionnelles, Martin trace un autoportrait intellectuel attachant, en fixant haut la barre de l’auteur d’exposition : ce n’est pas le dernier mérite du livre.

Montrer les violences extrêmes, collectif, sous la direction d’Annette Becker et Octave Debary, éditions Créaphis, 2012, 352 p., 25 €.

Jean-Hubert Martin, L’Art au large, éd. Flammarion, coll. « Écrire l’art », 2012, 480 pages, 29 €.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°387 du 15 mars 2013, avec le titre suivant : L’exposition, l’art et le reste

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