Parti pris : Joan Fontcuberta

Repenser de manière critique l’histoire de la photographie

Le Journal des Arts

Le 12 mai 2000 - 1378 mots

L’histoire de la photographie, comme toute autre histoire, a été soumise à un filtrage culturel, idéologique et politique. Cependant, à la différence d’autres disciplines où un débat a eu lieu, en photographie, le modèle dominant n’a fait que s’institutionnaliser. La « Primavera » (Printemps Photographique de Barcelone, lire également page 10) organise un colloque sur cette problématique à la fin de ce mois.

Le 4 mars, j’assistais dans la ville de Göteborg, en Suède, à la cérémonie de remise du prix Hasselblad de photographie. Ce prix, que l’on remet depuis un quart de siècle, se veut le « Nobel de la photographie ». Bien que la dotation financière soit très loin de celle du Nobel, le lauréat reçoit néanmoins une somme non négligeable (environ 400 000 francs), sans conteste le montant le plus élevé de tous les prix photographiques accordés urbi et orbi. À ce jour, cette récompense a été décernée à des photographes tels qu’Ansel Adams, Henri Cartier-Bresson, Robert Frank, Edouard Boubat, Irving Penn, Richard Avedon, Josef Koudelka ou Sebastião Salgado, les deux derniers heureux élus étant William Eggleston et Cindy Sherman. Cet événement, dont la mise en scène est directement inspirée de la cérémonie du Nobel, est toujours présidé par un membre de la famille royale de Suède. J’y étais présent en qualité de membre de la Commission de nomination des candidats. Cette commission est habituellement constituée de cinq personnalités issues de pays différents. Cela permet de la considérer comme internationale, même si ses participants viennent invariablement des pays du nord de l’Europe et des États-Unis. J’ai timidement brisé cette routine, et mon intrusion aurait pu être interprétée comme un geste d’ouverture vers les candidatures d’autres latitudes.

La quasi-totalité des prix vont aux mêmes pays
Peut-être quelqu’un s’était-il rendu compte que, s’il existe 250 pays dans le monde, il était anormal que la quasi-totalité des prix soit allée à des auteurs de cinq ou six nationalités seulement. Ce n’était pas normal, dans le sens où l’on ne respectait pas la volonté d’œcuménisme qui préside au Nobel. Appartenir à ce jury me semblait naïvement une promesse de pouvoir participer à l’écriture de l’histoire de la photographie, autrement dit de corriger une histoire dominée par une réflexion trop peu critique.

En bien des occasions, le Nobel de littérature, par exemple, a inscrit dans l’Histoire universelle des auteurs d’une œuvre de grande qualité, pourtant diffusée de manière très restreinte et souvent dans le contexte d’une culture locale ou d’une langue minoritaire. Nombre de lecteurs ne voient aucune objection à reconnaître que le Nobel permet de découvrir des auteurs de grande valeur. Fidèle, donc, à un mandat dont je me croyais investi, j’ai proposé pour le prix Hasselblad des photographes méditerranéens, africains, latino-américains et asiatiques. Mes arguments étaient notamment qu’il fallait faire abstraction du fait qu’un portraitiste travaillait à New York ou à Bamako et que, au-delà des perspectives « eurocentriques » sur l’histoire de l’art et ses canons, il fallait s’efforcer de prendre en considération l’œuvre d’une tradition et la sensibilité où elle était immergée. Mais les photographes que j’ai proposés n’étaient pas assez connus ou n’ont pas été compris par mes collègues de jury. Ils ont préféré récompenser des auteurs dont la réputation dans les circuits de l’art occidental redoublerait le prestige du prix, renonçant au contraire à s’en servir comme d’un « outil » susceptible d’interprétation historique.

L’histoire de la photographie part d’un petit groupe d’historiens
Bien sûr, ce qui s’est passé à Göteborg n’est que le symptôme d’une certaine compréhension de la photographie et de son histoire qui accentue la nécessité de revoir sur le plan conceptuel les modèles historiographiques. Cette révision doit naturellement dépasser la simple discrimination géographique et embrasser l’ensemble de notre connaissance et de notre évaluation de la photographie. Une rapide relecture révèle en effet que l’histoire de la photographie s’est développée suivant un modèle dominant qui part d’un petit groupe d’historiens (Eder, Gersheim, Newhall). Ce modèle privilégie un objet d’étude (la photographie en tant que discipline autonome), quelques paramètres méthodiques bien définis, comme l’interaction technique et esthétique, et la production réalisée dans des pays déterminés : la France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et les États-Unis, au détriment de continents entiers. L’histoire de la photographie, comme l’histoire de n’importe quelle matière, a été soumise à un filtrage culturel, idéologique et politique. Cependant, à la différence d’autres disciplines où un débat a eu lieu et où sont apparues des versions critiques alternatives, en photographie, ce modèle dominant n’a fait que s’institutionnaliser et ses critères se sont perpétués par-delà ses limitations et ses carences. Les instances éditrices de canons, tant musées qu’académies, ont collaboré à cet acharnement et continuent de le faire. Ce n’est que très récemment que de timides voix discordantes se sont fait entendre. Mais le marché, les collections photographiques des nouveaux musées, l’enseignement qui est dispensé et la bibliographie disponible, ainsi que les prix, sont toujours sous le monopole de ce modèle.

Une histoire des auteurs ou des images ?
La « Primavera » (Printemps Photographique de Barcelone) souhaite justement réfléchir sur cette problématique lors du débat qui se déroulera au Centre d’art Santa Mònica les 19, 20 et 21 mai et qui réunira chercheurs universitaires et spécialistes de l’histoire de la photographie, avec l’Espagne pour champ d’action. Ce groupe de « leaders d’opinion » tient dans une certaine mesure entre ses mains, même si c’est à longue échéance, la transmission ou la rupture face aux modèles historiographiques. Le programme sur lequel ils seront invités à réfléchir n’est certes pas exhaustif, mais exprime les interrogations les plus importantes et les plus urgentes. Présentées de manière synthétique, ces questions sont les suivantes :

• A-t-on fait une véritable histoire de la photographie ou seulement son archéologie ? A-t-on réfléchi de manière ouverte et plurielle à l’évolution de la photographie ou bien a-t-on juste effectué une simple recherche de données ?

• Beaumont Newhall a apporté la version de l’histoire de la photographie la plus instituée, sur laquelle se basent la plupart des collections des musées. Il s’agit sommairement d’une histoire de la technique permettant divers modes de représentation. Quelles sont les principales carences de ce schéma ?

• Quels sont les principaux filtres culturels, idéologiques et politiques qui ont régi les modèles historiographiques dominants ?

• La photographie peut-elle s’étudier comme une discipline autonome ou bien faut-il plutôt l’analyser dans ses applications à d’autres domaines (journalisme, publicité, art, anthropologie) ?

• Faut-il faire prévaloir une histoire des auteurs ou une histoire des images ?

• En photographie, l’histoire sociale et l’histoire esthétique, l’histoire des usages ou celle des formes sont-elles compatibles ?

• Comment faire une histoire de la photographie « politiquement correcte » ? Comment y faire entrer les minorités, les groupes défavorisés, le tiers-monde... ?

• Benjamin a écrit qu’il fallait repenser ensemble photographie et histoire, car ce qui rend l’événement historique, c’est sa reproductibilité technique, sa fixation photographique. Le langage de la photographie articule l’histoire, dans la mesure où l’histoire donne un sens à la photographie. Suivant ces paramètres, comment recentrer l’histoire de la photographie ?

Mettre tous ces thèmes sur la table implique concrètement d’essayer de répondre à deux questions fondamentales : comment définir l’objet ou la matière de l’histoire, et comment établir un canon historique, c’est-à-dire un répertoire de critères et une méthodologie. Débattre de telles questions, pour radicales qu’en soient les conclusions, ne transformera pas miraculeusement un état d’esprit bien implanté. Cela permettra tout au moins de structurer intelligemment la tentative de chercher d’autres voies et constituera peut-être l’embryon d’un renouveau nécessaire. Peut-être qu’à la lumière de ce qui s’y dira, nous ne contemplerons pas seulement la grande histoire de la photographie avec des yeux différents. Ä notre petite échelle catalane et espagnole, il est à souhaiter qu’un tel forum de dialogue et de confrontation d’idées entre spécialistes contribuera à un certain changement des mentalités et à apporter un bagage d’outils plus intellectuels et moins passionnels pour évaluer aussi notre propre passé. Car si nous préconisons de revisiter l’histoire de manière critique, il semblerait hypocritement contradictoire de ne pas commencer par l’Introduction à l’histoire de la photographie catalane du MNAC, qui constitue l’un des plats de résistance de cette édition de la « Primavera » (et dont je suis responsable de quelques chapitres).

Joan Fontcuberta (Photographe, directeur artistique des Rencontres d’Arles 1996)
 

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°105 du 12 mai 2000, avec le titre suivant : Repenser de manière critique l’histoire de la photographie

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