Djamel Tatah - Peintre

Par Éric Tariant · Le Journal des Arts

Le 27 novembre 2012 - 1645 mots

Djamel Tatah assume pleinement sa peinture dépouillée et enchaîne avec succès les expositions dans des lieux institutionnels.

À la croisée de la tradition figurative et de l’abstraction, Djamel Tatah essaime, depuis trente ans contre vents et marées, ses grandes toiles mélancoliques. Indifférent aux guerres intestines entre partisans et opposants à la peinture.

Une odeur de cire, de térébenthine et de feu de bois flotte dans le grand atelier tourné vers le jardin clos. Pas un bruit ne perturbe le silence de cette ancienne grange plantée aux confins de la Forêt d’Othe, dans le nord de la Bourgogne. Le temps est comme suspendu. Une demi-douzaine de tableaux inachevés, de grand format, sont posés au sol, face à la pièce, à l’envers. Plus loin, dans la réserve, non loin d’une enfilade de tableaux rangés sous des voiles plastiques, repose une toile étrange figurant un personnage enfermé derrière des barreaux. Le fond monochrome vert tendre jure avec le noir charbon de bois des barreaux.

« Le feu sacré ? Ouais, ouais cela marche. J’ai la niaque comme dirait mon fils de 17 ans », lance Djamal Tatah ponctuant sa réponse d’un grand éclat de rire. Un long rire aigu et sonore qui permet de dissiper la tension et de maintenir à distance son interlocuteur. « Je peins en général le matin de 9 heures à 13 heures ; tous les jours sauf les week-ends. Après je retourne à d’autres occupations. Quand j’ai peint pendant quatre heures, je suis lessivé. »

Djamel Tatah exécute de grands tableaux dépouillés figurant de jeunes adultes errants sans but précis, le regard perdu dans le vide. À la fin des années 1990, des personnages semblant perdre leur équilibre ou vaciller ont fait leur apparition. Puis des silhouettes allongées, recroquevillées sur le sol, mortes, ou endormies au bout d’une interminable errance. Des hommes et des femmes tendus et murés en eux-mêmes qui semblent tout droit sortis de films d’Antonioni ou de pièces de Beckett. Ils évoluent, hiératiques, dans de grands espaces vides où la nature et les objets manufacturés sont absents. L’homme est seul. Seul face à lui-même, seul parmi les autres comme suspendu dans un espace silencieux et hors du temps à la manière de Piero della Francesca.

Une peinture tourmentée
Curieusement cet univers n’a rien d’oppressant. Il est comme habité. « Djamel est un peintre d’une sensibilité extrême et donc pas forcément très serein. Les événements politiques et sociaux résonnent intensément en lui-même et à travers sa peinture qui capte cette forme d’inquiétude à l’égard de la marche du monde, » observe Éric de Chassey, directeur de l’Académie de France à Rome et commissaire de son exposition en 2010 à la Villa Médicis. Djamel Tatah ne peint pas des portraits psychologiques. Il représente des figures humaines, des personnages anonymes, des attitudes et des mouvements humains. Ils ont tous les cheveux noirs, les yeux sombres cernés de bleu, et les lèvres rose pâle. Tous, des visages blancs, presque livides comme tirés de tableaux du Greco ou de portraits du Fayoum. Seul l’arrière plan coloré du tableau vient insuffler une « tonalité » singulière à chacun de ces êtres solitaires.

Obsessionnel Djamel Tatah ? « Parleriez-vous d’obsession chez Giacometti, rétorque le peintre le visage soudain empourpré. Nous vivons une époque où l’artiste doit sans cesse produire quelque chose de nouveau. Je m’y refuse. Je ne me sens pas obsessionnel même si je rejoue tout le temps les mêmes idées. Même si j’explore toujours le même sentiment, le même rapport au monde. » Son vocabulaire plastique qui peut apparaître répétitif à qui n’y prêterait qu’une attention distraite n’a cessé de se renouveler. Aux premiers tableaux privilégiant les rapports entre les personnages et la vibration de la matière ont succédé des recherches davantage centrées sur la composition. Des personnages isolés, il est ensuite passé aux groupes. Et des vêtements, d’ordinaire neutres et interchangeables des personnages, ont surgi ça et là des signes sociaux et des allusions aux soubresauts de l’histoire. Ainsi de cette figure féminine massive (sans titre 2011) que l’on devine enveloppée dans une djellaba veillant un homme gisant à ses côtés ou de ces boat people transis, blottis sous des couvertures (sans titre 2010). Allusions à la guerre civile en Algérie, au conflit israélo-palestinien ou à un de ces nombreux foyers de tension au Maghreb, au Proche-Orient, au Moyen-Orient ou ailleurs ?

Depuis la fin des années 1980, le peintre se prête imperturbablement au même rituel, à la même procédure stricte. Il commence par peindre les visages, puis dépose une couche de couleur autour, avant de s’attaquer aux vêtements. Il ajoute ensuite une deuxième couche de fond, puis une troisième et éventuellement une quatrième. Ses personnages entourés de cernes sont reproduits grandeur nature dans des vêtements de couleurs foncées sur des fonds systématiquement monochromes ou bicolores.

Né en 1959 à Saint-Chamond, ce fils de modestes immigrés algériens, a longtemps vécu comme une divine surprise son succès sur la scène artistique. Pas un instant, il n’aurait pensé à ses débuts pouvoir vivre de sa peinture. Entré tardivement, après de médiocres études secondaires, aux Beaux-arts de Saint-Etienne, il s’est formé seul. Presque en autodidacte, au contact d’un noyau d’artistes parmi lesquels figuraient Philippe Favier et Denis Laget. C’est à Saint-Étienne aussi qu’il rencontre pour la première fois Vincent Corpet et Marc Desgrandchamps, deux peintres de sa génération, des amis fidèles depuis plus de trente  ans. « On se retrouvait ensemble pour écouter de la musique et boire des verres. Il était très déterminé et avait beaucoup d’allant », se souvient Marc Desgrandchamps.

C’est à Marseille à la fin des années 1980 qu’il a inventé le vocabulaire allégorique demeuré le sien et sa technique. Tout commence par des séances de photographie réalisées à l’aide d’un appareil numérique. Djamel Tatah photographie ses proches, leur suggérant, tel un metteur en scène, d’adopter des poses ou des attitudes qui l’intéressent. Parfois, il s’aventure en dehors du cercle des intimes.

Chez des anonymes ou bien comme cet automne, dans l’univers de James Gray, son réalisateur fétiche, ou dans celui de la chorégraphe Pina Bausch. Il puise ensuite librement dans cette base de données informatisées des images qu’il combine et retravaille à l’ordinateur avant de les retranscrire à la craie sur une ou plusieurs toiles travaillées en parallèle. C’est le cas des Femmes d’Alger, une toile de 1996 sur laquelle il a transcrit vingt fois à l’identique une même figure féminine se détachant sur un fond rouge et nous faisant face, l’air absent. Comme le chœur d’un ensemble musical. « Sa peinture, mélange de sophistication, de discrétion et de brutalité, me passionne depuis que je l’ai découverte dans les années 1980, souligne Olivier Kaeppelin, le directeur de la Fondation Maeght. On retrouve le même accent fort porté aux champs de couleurs et aux lignes de passages que chez Barnett Newman. »

Des expositions mais pas de galerie
La réussite de l’œuvre repose sur le dialogue tendu entre la figure et la surface. Sur la confrontation de ses personnages mélancoliques avec ces fonds mats, intenses et sensuels. Des espaces de lumière et d’énergie qui les enveloppent et dont ils participent, ignorant qu’ils appartiennent à ce tout, seul capable de les relier à la vie.

Pour obtenir ces couleurs denses et mates, il mêle, à chaud, de la peinture à l’huile à de la cire de carnauba. La vibration de ses fonds naît de l’addition de plusieurs couches de couleurs.
« Durer est ce qu’il y a de plus difficile. Plus cela va, plus il me faut d’énergie pour continuer à affirmer ma pensée en la développant », lance le peintre perché sur son bureau en mezzanine surplombant l’atelier.

Durer, c’est aussi savoir mener sa barque dans le monde tumultueux des galeries d’art. Après la fermeture de la galerie de Michel Durand-Dessert qui l’avait pris sous son aile, il a navigué auprès de Kamel Mennour et de Jean-Gabriel Mitterrand, à la recherche d’un partenaire avec lequel il soit sur la même longueur d’onde. Aujourd’hui, il travaille sans galerie. La faute à une forme de rigorisme éthique ou à un caractère méditerranéen, parfois excessif ? Cet homme fier et anxieux affecte de rester serein. Pourquoi s’inquiéter ? Les collectionneurs lui sont fidèles et les expositions s’enchaînent. Après le Creux de l’Enfer en 2010 et le Domaine national de Chambord en 2011, on pourra voir quelques-unes de ses toiles, en début d’année, à la Collection Lambert en Avignon et à Marseille à la Belle de mai. Puis les rétrospectives personnelles s’enchaîneront, au printemps 2013 au Musée national des beaux-arts d’Alger, à l’automne à la Fondation Maeght, puis en 2014 au Musée d’art moderne de Saint-Étienne.

Pourquoi peindre aujourd’hui ? « Je pense que l’efficacité militante de l’art est de l’ordre du néant. La peinture me sert à représenter le monde en suspension. À prendre quelques idées et à les transcrire sur un tableau de façon à inviter les gens à penser. Je préfère que le visiteur sorte de mes expositions en se posant des questions plutôt qu’en ayant reçu une vérité », susurre-t-il en toussotant l’air un peu irrité.

L’atelier plongé dans le silence est empli de la présence envahissante de ses grandes toiles énigmatiques. « Je comprends ici, ce qu’on appelle gloire : le droit d’aimer sans mesure ». Cette phrase de Camus inscrite sur une stèle à Tipasa, Djamel Tatah l’a reproduite sur deux de ses tableaux, Les autoportraits à la stèle, réalisés au retour d’un voyage en Algérie. « C’est une phrase qui va au-delà de toute religion, précise-t-il. La gloire, ce n’est pas avoir gagné. »

Djamel Tatah en dates

1959 Naissance à Saint-Chamond (Loire)

1989 Installation à Marseille où il élabore son dispositif de création

1999 Exposition à la galerie Liliane & Michel Durand-Dessert

2006 et 2008 Exposition à la galerie Kamel Mennour

2009 Exposition à la galerie des Ponchettes, MAMAC, Nice

2012 Rétrospective à la Fondation Maeght à partir du mois d’octobre

Retrouvez la fiche biographique complète de Djamel Tatah.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°380 du 30 novembre 2012, avec le titre suivant : Djamel Tatah - Peintre

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