Décalage

La via dolorosa d’Abdessemed

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 27 novembre 2012 - 780 mots

Au Centre Pompidou, Adel Abdessemed expose une vision du monde faite de multiples chocs, mais sans réelle affirmation.

PARIS - Je choque donc je suis ! Telle pourrait être une antienne attachée à l’exposition consacrée à Adel Abdessemed par le Centre Pompidou, à Paris. En vingt-deux œuvres et un tableau de Monsù Desiderio décrivant Les Enfers (1622), elle balaye une carrière qui, quoique encore jeune – l’artiste a 41 ans –, a déjà fait beaucoup de bruit, mais pas forcément pour de bonnes raisons.

Le choc en effet, comme ressort d’un travail orienté vers la violence, et la destruction comme illustration des forces et soubresauts régissant et agitant le monde contemporain. Sont donnés à voir des moulages de voitures carbonisées reproduites en terre cuite, évoquant tant des émeutes de banlieue que le discours sécuritaire de Nicolas Sarkozy alors ministre de l’Intérieur (Practice Zero Tolerance, 2006-2008), ou une barque récupérée sur une côte de Floride ayant servi à transporter des exilés cubains mais qui n’est plus remplie d’être humains mais de sacs d’ordures en résine (Hope, 2011-2012), tandis que du fil de fer barbelé à double lame dessine de jolis cercles en un Wall drawing (2006) volontairement paradoxal.

Ailleurs, une vidéo expose la cruauté des rapports des animaux entre eux (Usine, 2008), alors qu’une autre laisse voir une jeune femme donnant le sein à un porcelet (Lise, 2011). À travers la virulence des oppositions se dessine un affrontement des cultures dans un monde globalisé, voilà qui est original ! Le choc des photos donc mais pas celui des mots. Car si les images délivrées par les œuvres ont une redoutable et immédiate efficacité, elles sont loin de discourir, dans le sens où une fois le premier effet rapidement dissipé, plus rien ne se passe. Leur hermétisme bien pratique empêche de les voir s’orienter vers une prise de position qui laisserait à penser que leur auteur a véritablement quelque chose à dire au lieu de vociférer en creux.

Ce n’est pas le pessimisme ni l’expression de la violence ou de la douleur qui sont problématiques chez Abdessemed, mais sa spectacularisation à outrance où le dégoût répulsif apparaît être la seule voie recherchée et poursuivie, sans autre forme de propos. Que disent ici des animaux naturalisés, partiellement brûlés et agglutinés en un grand tableau ne reprenant rien de moins que les dimensions du Guernica de Picasso (Who’s Afraid Of The Big Bad Wolf ?, 2011-2012) ? Pas grand-chose derrière l’horreur initiale de la vision et la très lointaine filiation entretenue avec le contexte belliqueux du chef-d’œuvre de son aîné. Jamais l’artiste ne semble décidé à prendre position, à délivrer le fond de sa pensée après avoir jeté une image en pâture.

Un air de martyr
Est également problématique une certaine forme de personnalisation du travail à travers l’exposition de l’artiste lui-même. Dès l’entrée, une vidéo de 2008 le montre projeté vers le haut par des jeunes gens tenant une couverture, tentant d’écrire sur un tapis oriental fixé au plafond la phrase « Also sprach Allah » (Ainsi parlait Allah). L’usage de cette formule ne manque pas de le placer dès lors dans une posture nietzschéenne, à la fois prophète et surhomme. D’autant que dès l’ouverture d’un entretien fleuve avec le critique d’art italien Pier Luigi Tazzi, récemment paru aux éditions Actes Sud, l’artiste déclare : « Je n’ai pas choisi l’art, c’est l’art qui m’a choisi. Un religieux dirait qu’il a été "élu"». Voilà donc un artiste élu qui proclame en outre, en titre de la manifestation, « Je suis innocent », tel le cri d’un homme endossant,  toute la douleur du monde.

Surtout, ce cri s’accompagne d’une image forte ornant la couverture du catalogue et les affiches de l’exposition : Abdessemed debout dans la rue, visage renfrogné et dont le corps est soumis aux flammes. Il est impossible de ne pas penser aux désespérés qui, de par le monde choisissent l’immolation pour attirer l’attention sur leur condition, et en particulier ce jeune homme qui en janvier 2011 s’était ainsi donné la mort en Tunisie, y précipitant la révolution dite de jasmin. Le jasmin ? Deux discrètes mentions en néons, Color Jasmin (2011), y font référence près des vitres, sans pour autant donner là encore le moindre indice quant à la pensée profonde de l’artiste. Parce qu’il vire alors à l’instrumentalisation, l’usage de tels symboles n’apparaît pas seulement hors de propos ; il est une fois encore, choquant, moralement choquant.

ADEL ABDESSEMED. JE SUIS INNOCENT

Jusqu’au 7 janvier, Centre Pompidou, Place Georges Pompidou, 75004 Paris, tél. 01 44 78 12 33, www.centrepompidou.fr, tlj sauf mardi 11h-21h.

Cat. coéd. Steidl/Centre Pompidou, 168 p., 49,90 €

Voir la fiche de l'exposition : Adel Abdessemed - Je suis innocent

Légende photo

Vue de l'expositon d'Adel Abdessemed au Centre Pompidou - à droite Wall drawing (2006)- © photo Ludosane - 2012

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°380 du 30 novembre 2012, avec le titre suivant : La via dolorosa d’Abdessemed

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