Art contemporain

Pierre Alechinsky - Peintre, écrivain et graveur

Par Éric Tariant · Le Journal des Arts

Le 30 octobre 2012 - 1618 mots

En 2012, Pierre Alechinsky a fêté ses 85 ans. Il n’a rien perdu de sa vivacité d’esprit ni de sa verve créatrice comme en témoignent les œuvres exposées cet automne chez Lelong et dans une galerie bruxelloise atypique.

« Je vous salie Marue ». Apposée sur la porte de l’espace librairie de la galerie Lelong, l’affiche jaune citron ornée d’une contrepèterie à la Queneau a scandalisé le responsable d’une institution catholique. À 85 ans, Pierre Alechinsky n’a rien perdu de sa verve, ni de son goût pour les calembours langagiers. Alerte et enjoué, il arpente le bel espace d’exposition qu’il a investi au premier étage de sa galerie de la rue de Téhéran. « J’ai travaillé deux ans pour parvenir à ce résultat. Cela a été une sorte de judo avec moi-même », murmure t-il comme s’il s’était agi d’un combat vital. Sur un de ses tableaux, une créature étrange, empêtrée de bras démesurément longs, progresse tant bien que mal face à la houle au cœur d’une nuit d’encre. À contre-vent est le titre de l’œuvre et celui de l’exposition que la galerie Lelong a consacré à Pierre Alechinsky en septembre-octobre dernier. « C’est une exposition d’une austérité extraordinaire pour un peintre qui a d’abord été un grand coloriste », remarque Daniel Abadie, l’ancien directeur de la Galerie nationale du Jeu de paume. À contre-vent était aussi pour Alechinsky, une façon de marquer, pinceau à la main, son opposition au triomphe de la technologie, à cette course matérialiste effrénée qui distrait nos sociétés de l’essentiel. « Il n’y a rien de pire que d’être dans le vent. Je crois que l’on ne peut avancer qu’à contre-vent, en se débarrassant de tout ce qui vous encombre. Je voulais montrer aussi tout ce que l’on peut faire avec un minimum de moyens : un pinceau, un peu d’encre et de papier », souligne-t-il.

« Il est en pleine forme », constate Juan Manuel Bonet, l’ancien directeur de l’Instituto Valenciano de Arte Moderno à Valence et du Musée national Centro Reina Sofia à Madrid après avoir visité l’exposition. Levé de bonne heure, à pied d’œuvre dès 7 heures du matin, Pierre Alechinsky a gardé le feu sacré. Parti se reposer quelques jours dans les Alpilles, il est revenu à Bougival les bras chargés de trois petits tableaux de chevalet et d’un tondo qu’il maroufle devant nous dans son grand atelier en encollant une toile de lin tissé, blanchie et décatie, acquise auprès d’un entrepreneur installé dans les Flandres. « Il travaillait depuis 1905 exclusivement avec les États-Unis. Je lui en ai acheté 200 mètres. C’est moi qui ai ouvert le marché », s’amuse le peintre tout en se caressant le crâne.

À l’école CoBrA
Du côté de chez Swann. Sur une table de travail repose le livre défraîchi à force d’avoir été compulsé. « Je l’avais déjà lu trois fois. Ce sera ma dernière lecture. J’ai pris la tangente et trouvé un stratagème. Proust est « inillustrable » », peste le peintre en étalant devant vous une série de dessins de cattleyas. Une commande de Gallimard à l’occasion du centième anniversaire de l’édition du premier volume d’À la recherche du temps perdu. Sur une étagère, derrière une forêt de pinceaux touffus importés de Chine et du Japon, trônent des photos de ses grands frères CoBrA : Christian Dotremont, et Asger Jorn, disparu en 1973 la même année que le père d’Alechinsky. Plus loin, un portrait de Bram van Velde, « le grand-oncle » pour lequel il avait une profonde affection.

« J’ai eu beaucoup de chance de m’installer à Paris au début des années 1950. On pouvait côtoyer Ernst, Matta et Bram Van Velde, se plaît à évoquer Alechinsky. C’était inouï. Vers midi, j’allais réveiller Giacometti rue Hippolyte Maindron. Il prenait son petit-déjeuner alors que nous déjeunions. Nous étions magnifiquement reçus par Victor Brauner. C’était cela Paris. Il y avait une profonde reconnaissance pour ce qui avait été fait auparavant. Aujourd’hui, je vis replié. » C’est en 1951, l’année de la dispersion de CoBrA, que le jeune artiste arrive sur les bords de Seine. Il s’installe dans une mansarde de la rue de Messine avant de gagner la rue d’Hauteville, puis Belleville en 1953. « CoBrA a été mon école, j’ai développé à partir de cette base », souligne Pierre Alechinsky. Séduit par la spontanéité du mouvement, sa volonté de déspécialisation (des peintres écrivent, des écrivains peignent) et son caractère internationaliste, il s’engage bille en tête tentant d’organiser le travail de ce « clan de Vikings ». En 1954, il rencontre Walasse Ting, un peintre chinois qui lui enseigne la calligraphie orientale et une manière de dessiner au pinceau, le papier posé au sol, l’encrier à la main et le corps tout entier mobilisé. En 1955 Alechinsky peint Salut ! et s’embarque pour le Japon. Son film Calligraphie Japonaise témoigne de l’impact de cette découverte sur sa propre technique. Son style s’affirme en mariant la calligraphie orientale avec des créatures imaginaires renouant avec l’inclinaison flamande pour le fantastique.

De retour de ce voyage, il délaisse progressivement la peinture à l’huile pour l’acrylique sur papier marouflé sur toile.

Là encore, c’est Walasse Ting qui lui permit de franchir cette autre étape technique et esthétique déterminante. Lui qui lui révéla, lors d’un séjour aux États-Unis, les avantages de l’acrylique s’adaptant mieux à la fluidité et à la rapidité de son pinceau. De cette découverte naîtra Central Park et ses remarques marginales réalisées à son retour en France dans son atelier de La Bosse, dans l’Oise. « Il a joué tout en finesse. Il a compris qu’il fallait qu’il s’en tienne au papier, qu’il était inutile de combattre sur le terrain des artistes qui s’adonnent à la peinture épaisse », explique Jean Frémon, codirecteur de la galerie Lelong.

Le combat avec l’âge
L’Or du rien, Pour la tantième fois, Gouffre debout, sont quelques-unes des œuvres de Pierre Alechinsky actuellement à l’honneur au LAAC de Dunkerque au sein de l’exposition « CoBrA, sous le regard d’un passionné ». Pierre Alechinsky est un titreur impénitent. Il a inventé plus de trois mille titres accolés à ses tableaux et quelque deux mille pour ses estampes. « J’ai parfois le trac à l’idée de rater un titre. Un titre a une puissance énorme », explique l’artiste qui a un jour baptisé Le Goût du gouffre un tableau dont il souhaitait empêcher la vente à un collectionneur. Alechinsky dessine de la main gauche, mais écrit de la main droite. Il aime les mots. Il fit ses premières armes dans les métiers du livre auquel le forma l’École de la Cambre, en Belgique. Au contact de Jorn, Appel et Dotremont, il ne cessa ensuite de faire dialoguer peinture et littérature. Il a illustré près de deux cents livres et en a écrit lui-même plus de quarante. « Sa préférence va aux aphorismes, aux formes brèves, aux récits repris, modifiés, augmentés. Il n’est pas un homme de discours, il est un homme de la conversation. Ce qu’il aime c’est raconter, que ce soit en images ou en mots », souligne Marie-Françoise Quignard, conservateur en chef à la Réserve des livres de la Bibliothèque nationale de France. On doit à Pierre Alechinsky de nombreux livres d’artistes d’anthologie associant peinture et poésie. Comme Le Rêve de l’ammonite de 1975, un voyage géologique à travers le temps avec Michel Butor, dans lequel il tire et déroule, planche après planche, une langue en spirale rouge devenant ammonite. Il a été associé à Cioran pour produire Vaccillations, à Jean Tardieu pour Poèmes à voir et à Honoré de Balzac pour le Traité des excitants modernes.

Longtemps, Alechinsky a fui la solitude de l’atelier en se réfugiant à l’imprimerie, chez Arte, Robert et Lydie Dutrou, Peter Bramsen ou les frères Crommelynck, où il retrouvait la chaleur du travail en équipe. « C’était mon bistrot », s’amuse le peintre-graveur. Né gaucher, Alechinsky écrit de droite à gauche quand il recourt à cette fameuse main gauche tant contrariée par ses maîtres. Il lui faut donc utiliser un miroir, pour relire son écriture inversée, ou l’observer à l’envers par transparence. « C’est probablement de là que vient mon intérêt pour les travaux d’imprimerie, où tout se déroule à l’envers ainsi que pour le dessin japonais et la calligraphie », explique t-il.

Fin octobre, Pierre Alechinsky a fêté ses 85 ans à la Galerie Salon d’art, rue de l’hôtel des monnaies à Bruxelles. Une galerie d’art pas comme les autres, tenue par un garçon coiffeur, féru de peinture, encore en exercice : Jean Marchetti. « C’est un copain. Son père, d’origine sicilienne, était mineur ». C’est le 22 octobre, sous l’enseigne dessinée par Topor qu’a eu lieu le vernissage de cette exposition intitulée « Le combat avec l’âge ». Confiné en bas du tableau, dans une prédelle, Alechinsky a dessiné à l’encre noire un rideau fermé. « Ce sera sans doute ma dernière exposition ici à Bruxelles », lance le peintre, la mine soudain plus sombre.

Pierre Alechinsky en dates :

1927 Naissance à Bruxelles

1944-45 Études de publicité et d’illustration du livre à l’École de la Cambre à Bruxelles

1949 Rejoint le mouvement CoBrA après avoir rencontré Christian Dotremont

1954 Rencontre Walasse Ting et apprend à peindre « à la chinoise »

1965 Peint Central park son premier tableau à remarques marginales

1969-70 Première rétrospective au Palais des beaux-arts de Bruxelles

1987 Rétrospective au Guggenheim museum de New York pour les 60 ans du peintre

1998 Rétrospective à la Galerie nationale du Jeu de paume à Paris

2012 Expositions personnelles, pour ses 85 ans, à la galerie Lelong à Paris et au Salon Galerie d’art à Bruxelles. Exposition « CoBrA, sous le regard d’un passionné » au LAAC de Dunkerque.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°378 du 2 novembre 2012, avec le titre suivant : Pierre Alechinsky - Peintre, écrivain et graveur

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