Peinture

Fantastiques traversées

Dans le cadre des festivités de « Lille 3000 », le Palais des beaux-arts révèle le merveilleux des paysages flamands du XVIe siècle

Par Suzanne Lemardelé · Le Journal des Arts

Le 16 octobre 2012 - 752 mots

LILLE - Après l’Inde en 2006 et l’Europe en 2009, le « Fantastique » est cette année à l’honneur des festivités du programme « Lille 3000 ».

En projet depuis six ans, l’exposition du Palais des beaux-arts consacrée aux paysages flamands du XVIe siècle a largement contribué au choix de ce thème. Quoi de plus fantastique en effet que ces panoramas d’apparence réaliste, foisonnants de détails souvent étranges qui déroutent le regard du contemplateur ?

Dès la première salle, deux paysages se font face. Dans L’Ascension des élus de Dirck Bouts (vers 1470), la nature est idyllique, verdoyante, couverte de fleurs et de plantes si précisément peintes que le botaniste pourrait les nommer. Dans son pendant, La Chute des damnés, la verdure a laissé place à un aride univers rocheux, peuplé de monstres hybrides. Les pêcheurs, maigres, nus, entremêlés, y souffrent mille tourments, dévorés par ces créatures pourvues tantôt d’ailes de chauves-souris, tantôt de queues reptiliennes. Ce monde étrange, cauchemardesque parfois, c’est bien sûr avant tout celui de Jérôme Bosch. Les « diableries » du maître connaissent d’ailleurs un grand succès tout au long du siècle, comme le montrent les trois copies exposées de sa Tentation de saint Antoine (1539, 1567 et fin XVIe). Mais si les commanditaires plébiscitent ces œuvres effrayantes, « ces tableaux qui donnent l’impression de brûler les doigts quand on les approche », selon les mots de l’un d’eux, ce n’est pas uniquement par goût de l’épouvante. Intellectualisé, le paysage invite à la méditation et propose une vision intérieure. Le parcours de l’exposition, qualifié de « labyrinthe ordonné » par le conservateur en chef, Alain Tapié, rappelle d’ailleurs la promenade méditative à laquelle convient les tableaux. Les cimaises d’un gris neutre permettent en effet au visiteur de déambuler d’un thème à l’autre (« Chemin de vie », « Monde fantastique », « Monde merveilleux », « Fables sacrées, fables profanes »…) tout en se laissant complètement absorber par les nombreux plans et détails des peintures.

Derrière l’image, le texte
« Le tableau était conçu comme un piège visuel », explique Michel Weemans, historien de l’art et commissaire de l’exposition. La ruse fonctionne toujours, même si, faute de clefs pour le décrypter, ce piège peut se refermer sur le visiteur d’aujourd’hui. « L’exposition s’intitule « Fables du paysage flamand » car derrière les images, il y a les textes », précise Michel Weemans. Précisons ici que le catalogue comporte des notices très explicites. Il faut par exemple connaître les Silènes d’Alcibiade d’Erasme, un essai datant de 1517, pour comprendre les nombreux sens que recèle La Montée au calvaire de Herri Met de Bles. Dans son texte, l’écrivain compare le Christ au Silène mythologique, dieu moqué par ses contemporains en raison de son apparence repoussante. Le Jésus de Bles semble également ridicule. Minuscule, il croule sous le poids de la croix et présente ses pieds noirs au public. Au centre du tableau, un gigantesque rocher surplombe la scène. Ses contours dessinent une oreille, un œil, un nez retroussé… : le profil du Silène apparaît, rappelant au connaisseur éclairé l’aveuglement moral dont peuvent faire preuve les hommes. L’époque remet en cause les apparences et mêle la pensée chrétienne à la culture humaniste. À la fin du siècle, Jan Brueghel l’Ancien place son Christ aux limbes et son Enée conduit aux Enfers dans d’identiques paysages infernaux : même arrière-plan aquatique, mêmes falaises abruptes, mêmes couleurs rougeoyantes. Le peintre réutilise également dans sa composition païenne le motif chrétien du « pont des âmes ».

Outre les grands noms de l’époque (Bosch, Brueghel, Patinir…), les nombreux prêts dont bénéficie l’exposition permettent de découvrir des artistes moins attendus, tels Kerstiaen de Keuninck ou Jan Mandijn. Dans la lignée de Bosch, ce dernier peuple ses paysages d’hommes-cochons. Alors que l’exposition d’art contemporain « Phantasia » a ouvert ses portes au Tri postal, on ne peut que faire le lien avec les créatures hybrides de l’artiste Marnie Weber et les squelettes écorchés de Théo Mercier qui y sont présentés. Force est de constater qu’en matière d’univers fantastiques, artistes du XVIe et du XXIe siècle partagent encore pour beaucoup le même imaginaire.

Fables du paysage flamand. Bosch, Brueghel, Bles, Bril

Jusqu’au 14 janvier 2013, Palais des beaux-arts, place de la République, 59000 Lille, tél. 03 20 06 78 00, www.pba-lille.fr, tlj sauf mardi, lundi 14h-18h, du mercredi au dimanche 10h-18h. Catalogue, éd. Somogy, 376 p., 39 €.

- Commissariat général : Alain Tapié, conservateur en chef

- Commissariat : Michel Weemans, historien de l’art

- Nombre d’œuvres : environ une centaine

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°377 du 19 octobre 2012, avec le titre suivant : Fantastiques traversées

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