Chefs-d’œuvre d’art brut en péril

Par Éric Tariant · Le Journal des Arts

Le 18 septembre 2012 - 1223 mots

Nombre d’œuvres monumentales populaires réalisées par les « inspirés des bords des routes » ou « bâtisseurs de l’imaginaire » disparaissent avec leurs inventeurs. Des fondus d’art singulier tirent la sonnette d’alarme.

Pour les habitants d’Henrichemont, le village voisin, ils étaient « Adam et Ève ». Quand, en 1961, Jean Linard et Anne Kjærsgaard, sa future épouse, se sont installés dans une ancienne carrière de silex à Neuvy-Deux-Clochers (Cher), ils partaient de zéro.

C’est là, dans ce hameau, que l’ancien graveur devenu potier a fait son nid à l’aide de matériaux de récupération. Le jardin et les abords de la maison se sont peu à peu peuplés de chats, chouettes et autres oiseaux en terre, raku, ciment ou ferraille, et de poupées affublées d’ailes : ses « anges ». Sont nés ensuite les « Gardiens du temps », de riantes sculptures monumentales à la Chaissac figurant des personnages. « Je ne sais pas pourquoi je fais ça. C’est une force qui me pousse, et juste, j’exécute », s’amusait Jean Linard évoquant le grand œuvre de sa vie : sa « Cathédrale ». Débutée au début des années 1980, elle a été « achevée » au début 2010, peu avant sa disparition. « C’est la cathédrale la plus haute du monde », raillait-il pour désigner ce drôle d’édifice sans toit, fait de carreaux et d’émaux ratés récupérés à la manufacture de Briare.

Jésus croise Mahomet, Martin Luther King, Jacques Gaillot dans l’univers du potier-bâtisseur qui rêvait d’un monde où toutes les religions se donneraient la main. « Regardez mon œuvre et vous saurez tout sur moi », lançait, moqueur, Jean Linard aux visiteurs du site. Pragmatique, il leur demandait 3 euros pour assurer l’entretien de sa cathédrale œcuménique construite en hommage à la Sagrada Família de Gaudi, au Palais idéal du Facteur Cheval et à la maison Picassiette de Raymond Isidore, à Chartres (Eure-et-Loir).

Un « festival d’art brut »
À la mort de Linard, ses héritiers décident de mettre en vente l’ensemble sans aucune clause de préservation de l’œuvre dans son intégralité. Alertée, une brochette de spécialistes de l’art brut emmenée par le critique d’art et écrivain Laurent Danchin en appelle au ministre de la Culture. Frédéric Mitterrand déboule deux mois plus tard, visite le site, s’enthousiasme et enclenche une procédure d’inscription sur l’inventaire des monuments historiques. Celle-ci sera effective le 16 juillet 2012. Il était temps. Laissé à l’abandon depuis la disparition de l’artiste, le site commençait à se dégrader. « Les mosaïques étaient complètement recouvertes de mousse », s’émeuvent Chiara Scordato et Danilo Proietti. Happé par la magie du lieu, ce jeune couple italien monte une association baptisée « Autour de la cathédrale Jean Linard » et entreprend de remettre le site en l’état. Soutenus par les initiateurs de la pétition, ils obtiennent des héritiers le droit d’ouvrir le lieu au public, en juillet et août dernier, à titre expérimental. En deux mois, plus de 2 000 visiteurs ont fait le pèlerinage à Neuvy-Deux-Clochers : des habitants de la région, d’anciens fans du lieu qui l’avaient connu du vivant de Jean Linard mais aussi des Parisiens férus d’environnements singuliers. « L’avenir du site est encore incertain. Son inscription sur l’Inventaire des monuments historiques ne signifie pas qu’il est sauvé », insiste Chiara Scordato, qui réfléchit avec les membres de son association à des solutions de sauvegarde du site. Leur objectif ? Trouver un mécène ou un fonds de dotation pour permettre à l’association de devenir propriétaire du site. Afin de faire du lieu un centre artistique et culturel et un pôle de diffusion de l’art hors les normes. « On pourrait y accueillir un festival d’art brut, d’art singulier ou d’art populaire contemporain », se prend à rêver de son côté Laurent Danchin.

Bâtisseurs de l’imaginaire
Inspirés des bords des routes, bâtisseurs de l’imaginaire, créateurs de jardins d’art brut…, autant de qualificatifs employés pour évoquer ces artistes – souvent traités d’« originaux », de « fadas » ou de « fous » – qui ont donné vie à ces environnements d’art populaire. En France, on en recense environ 200. Tous n’ont pas eu la chance du Palais idéal du Facteur Cheval, classé, en 1969, monument historique par André Malraux. Contre l’avis de la plupart des fonctionnaires du ministère de la Culture, qui le trouvaient « hideux » et y voyaient un « affligeant ramassis d’insanités dans une cervelle de rustre ». Le Palais idéal d’Hauterives, dans la Drôme, accueille aujourd’hui près de 150 000 visiteurs chaque année… autant que le Musée d’art contemporain de Lyon.

Quelques sites comme Le Caillouteux de Marcel Landreau à Mantes-la-Jolie (Yvelines), un environnement fait de sculptures de cailloux, n’ont pas résisté au passage du bulldozer commandité par leurs nouveaux propriétaires. Petits personnages portant des sombreros, pêcheurs à la ligne, crocodiles, dinosaures et autres serpents, les sculptures naïves et brutes d’Emile Taugourdeau se sont quant à elles retrouvées, à la disparition de leur « gepetto » sarthois, chez un brocanteur de Villedieu-les-Poêles (Manche).

« Le Petit Paris » remis à flot
« C’est du solide », affirmait Bohdan Litnianski évoquant ses sculptures en ciment devant la caméra d’Agnès Varda. Tombée amoureuse du personnage et des assemblages hétéroclites de sa « Maison aux coquillages », la réalisatrice a mis en boîte l’ancien maçon ukrainien dans son film Les Glaneurs et la Glaneuse (2000). Bohdan Litnianski est décédé en 2005. Sa petite maison, sise à Viry-Noureil, dans l’Aisne, est aujourd’hui à vendre au prix de 80 000 euros.

À Saint-Dizier (Haute-Marne), « le Petit Paris », une ancienne boutique de bonneterie-lingerie, a eu plus de chance. Impossible d’échapper à cette maison décorée de reliefs en ciment tirés des fables de La Fontaine. Au-dessus de la porte d’entrée, deux médaillons réalisés à partir de débris d’assiettes et de verres et représentant, l’un la tour Eiffel, l’autre l’Arc de triomphe, disent tout l’amour de Marcel Dhièvre pour sa capitale. Ses œuvres laissées à l’abandon font pâle figure vingt ans après la disparition du créateur en 1977. Inscrit sur l’Inventaire des monuments historiques en 1984, au titre « d’œuvre remarquable de l’art naïf », le Petit Paris est pris en charge en 1996 par une association qui s’efforce de sauvegarder le lieu avant de passer la main à la municipalité de Saint-Dizier. François Cornut-Gentille, le maire de la commune, rachète la maison, déniche un restaurateur qui reproduit à l’identique les peintures endommagées avant de s’efforcer de faire revivre le « Petit Paris ».

« Les gens qui s’emploient, à la mort de ces artistes singuliers, à sauvegarder ces lieux, sont tous isolés, chacun de leur côté », souligne Chiara Scordato. C’est pour remédier à cet isolement que cette ex-Romaine devenue parisienne a créé son association : Patrimoines irréguliers. Son souhait ? Relier toutes ces bonnes volontés afin de travailler ensemble, en réseau, pour sauver ces sites en péril.

Chiara et son compagnon, Danilo Proietti, ont entrepris un inventaire de quelque 50 de ces 200 sites du patrimoine artistique populaire français. Le résultat de leur travail de fourmi devrait être accessible en 2013 sur leur site Internet.

En savoir plus : site de l’association : http://patrimoines-irreguliers.fr/

À voir : Cathédrale de Jean Linard, Les Poteries, 18250 Neuvy-deux-Clochers, Tél. 02 48 59 15 27, info@cathedrale-linard.com, site Internet : http://cathedrale-linard.com.
Exposition « Jean Linard » à Bourges, au Musée Estève et à l’hôtel de Ville jusqu’au 21 octobre.

Légende photo

La cathédrale de Jean Linard, à Neuvy-Deux-Clochers. © Photo : G. Guenin

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°375 du 21 septembre 2012, avec le titre suivant : Chefs-d’œuvre d’art brut en péril

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