Patrimoine

Le béton armé concurrence les « dzongs »

Par Éric Tariant · Le Journal des Arts

Le 18 septembre 2012 - 1020 mots

L’architecture traditionnelle bhoutanaise, symbole de l’identité culturelle du pays, cède du terrain dans les grandes villes
face à une nouvelle génération d’immeubles en béton armé maquillés de motifs ornementaux classiques.

Du superbe Wangdue Phodrang dzong construit en 1638, l’une des trois plus anciennes forteresses du Bhoutan, il ne reste plus qu’une ruine accrochée à son éperon rocheux. L’annonce de l’incendie a fait la « une » de tous les journaux écrits, parlés et télévisés. Les blogs et les tweets ne bruissaient plus que des supputations sur les causes de l’accident. Un court-circuit électrique dit-on. Le ministre de l’Intérieur, le roi et la reine se sont rendus sur place le 24 juin, le jour même de la catastrophe. « Nous, peuple du Bhoutan, n’avons pas perdu mais gagné l’occasion de renouveler et d’embellir encore ce patrimoine dont nous sommes si fiers », a déclaré Jigmi Y. Thinley au quotidien Kuensel, en s’engageant aussitôt à faire reconstruire le dzong. Pour le Premier ministre de ce petit pays catapulté en moins de quarante ans du Moyen Âge aux affres de la modernité, la notion bouddhiste d’impermanence n’est plus un sujet de dissertation monastique.
Reclus du reste du monde jusqu’aux années 1970, et jamais colonisé, le royaume himalayen a conservé quasiment intact un patrimoine architectural remontant le plus souvent aux XVIIe et XVIIIe siècles, quand ce n’est pas aux VIIe et VIIIe siècles.

Le Bhoutan compte 29 forteresses ou dzongs dont l’origine remonterait au XIIe siècle. Main dans la main, pouvoirs politiques, religieux et judicaires cohabitent harmonieusement, depuis le Moyen Âge, au sein de ces imposants édifices symbolisant le pouvoir. Signe de l’importance de ces forteresses dans la civilisation bhoutanaise, le mot « dzong » a donné son nom à la langue nationale, le dzongka (littéralement la langue parlée dans les dzongs) et aux 20 districts, les dzongkhags – l’équivalent de nos régions –, que compte le pays.
Les temples et monastères sont toujours les édifices les plus importants et les mieux décorés des villages avec leurs jabzhi, un empilement de petits toits superposés, et leurs sertogs, pinacles dorés fichés au sommet de la construction. Lieux de prière, d’adoration et de méditation, ce sont aussi souvent des centres d’éducation monastique.

Offrandes et rituels
Au Bhoutan, les stupas tibétains, monuments religieux représentant l’esprit du Bouddha, se nomment « chortens ». Le pays en dénombre plus de 13 000. Perché sur une montagne ou un col, au-dessus d’un village, ou à l’orée d’un monument religieux dont il annonce la présence, le chorten est, comme les rizières, omniprésent dans le paysage bhoutanais. Les plus grands sont inspirés des modèles népalais, d’autres d’édifices tibétains. Les chortens spécifiquement bhoutanais ont une structure carrée et sont recouverts de bardeaux maintenus en place à l’aide de grosses pierres.
Déterminer l’emplacement, l’orientation et la date exacte de la construction à venir est du ressort de l’astrologue ou du moine bouddhiste. Des rituels élaborés et colorés émaillent, aujourd’hui encore, les principales étapes de construction des édifices civils comme religieux, lors de la pose du premier encadrement de fenêtre par exemple ou de l’achèvement du premier étage d’une construction. « Ces offrandes et rituels visent à conférer chance et énergie aux occupants de l’édifice. La construction d’une maison ou d’un temple n’est jamais envisagée isolément. Les énergies du lieu ainsi que les déités qui en ont la garde sont toujours prises en compte », explique Dorji Yangki. Cette jeune femme diplômée d’Harvard, « ancienne » architecte en chef et directrice de l’office de protection du patrimoine, est aujourd’hui la présidente de l’Institut des architectes bhoutanais.

Isolées au milieu des rizières ou groupées dans des villages ou de petits hameaux, les fermes et maisons paysannes utilisent toutes des matériaux identiques et reprennent les mêmes éléments décoratifs. Leurs petites fenêtres trilobées et jolies corniches ouvragées peintes de couleurs vives éclatant sur le blanc ou le beige des murs égayent les campagnes. À l’ouest du pays, les fermes sont édifiées sur d’imposants murs porteurs en pisé, alors qu’à l’est ils sont faits de pierres. Les étages supérieurs sont toujours à ossature bois. « Un mortier de terre longuement malaxé est utilisé pour le jointement comme pour les enduits, l’usage de la chaux étant réservé à la peintures des murs extérieurs », explique l’architecte Pierre Pichard. La ferme-type est un bâtiment de trois étages : au rez-de-chaussée le bétail, au premier les moissons, et, au deuxième étage, les pièces de vie comprenant toujours un espace dédié à la prière et à la méditation autour d’un petit autel.

Du pisé au béton armé
Développement oblige, une nouvelle gamme de bâtiments d’un genre jusqu’alors inédit a fait son apparition ces trente dernières années, dans les grandes villes du pays et en particulier à Thimphu : immeubles d’appartements, de bureaux, magasins, hôpitaux, postes à essence, services publics. Ici le bois, la pierre et le pisé ont été abandonnés au profit du béton armé, des briques, charpentes métalliques et agglomérés de ciment importés d’Inde. Ces nouvelles constructions sont tenues de s’inspirer de l’architecture traditionnelle. « Les constructeurs se contentent le plus souvent de plaquer des motifs décoratifs locaux sur les façades des bâtiments de style passe-partout, en majorité dessinés par des architectes indiens », poursuit Pierre Pichard. Les poteaux, sous-poutres et corniches, autrefois réalisés en bois sont, (uniquement et heureusement dans ces quelques rares grandes villes) moulés en béton, avant d’être peints de motifs traditionnels. Le Bhoutan a adopté, dans les années 1980, un code de construction fortement inspiré du modèle indien. « Ce modèle mis en œuvre par le département des travaux publics est complètement étranger à la culture bhoutanaise, dénonce Dorji Yangki. Il n’intègre nullement la temporalité des rituels bouddhistes et sépare les phases de conception et de réalisation des édifices, lesquelles étaient traditionnellement supervisées par une même personne, le maître charpentier. »

Le gouvernement a commencé récemment à se pencher sur la question. La Commission nationale des affaires culturelles mitonne un nouveau cadre juridique destiné à mieux protéger l’architecture rurale traditionnelle. « Il faut aller plus loin et créer des formations destinées à enseigner aux ingénieurs et architectes la spécificité et le sens profond de l’architecture bhoutanaise », conclut Dorji Yangki.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°375 du 21 septembre 2012, avec le titre suivant : Le béton armé concurrence les « dzongs »

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