Paroles d'artiste

Renaud Auguste-Dormeuil : « L’art, une machine à fabriquer des images de l’invisible »

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 6 juin 2012 - 767 mots

À la galerie In Situ/Fabienne Leclerc, à Paris, Renaud Auguste-Dormeuil (né en 1968) fait s’enchaîner plusieurs séries photographiques qui jouent sur les ressorts de la perception et remettent en jeu la conception du réel.

Frédéric Bonnet : Vous exposez ici plusieurs séries de photos utilisant divers procédés qui créent une distorsion dans la perception visuelle. Cette distorsion sert-elle à défier la représentation ou à ouvrir de nouvelles voies de réception de l’image et du réel ?
Renaud Auguste-Dormeuil : Il s’agit plus de s’intéresser à la réalité de la perception, et pas seulement d’un point de vue cinétique ou optique. Je reste persuadé qu’une image est un outil et que l’art également. Les images utilisées ici sont des représentations du réel mises à une certaine distance du spectateur afin de pouvoir, en fait, cacher le réel qu’elles sont en train de représenter. Et comme nous avons deux yeux et donc une vision binoculaire, pour cacher quelque chose il faut faire deux images, ce qui revient à poser une équation mathématique qui m’intéresse, à savoir que 1 1 n’égale pas 2, mais 0. Pour cacher le réel il ne faut donc pas que je fasse une image mais deux.

F.B. : Vous évoquez là la série « Blackouts » (2009-2012), des vues urbaines apparaissant comme en négatif à travers des fenêtres. Or, dans la série « Best Wishes » (2011), on retrouve le principe d’une image double puisque décalée et que l’on peut regarder avec des lunettes 3D. Mais vous inversez là le dispositif visuel car, au lieu d’une image en relief, vous créez une perspective et une profondeur…
R.A.D. : Pour « Blackouts », l’idée était de fabriquer une image à partir de l’obscurité, et non pas de la lumière. Avec « Best Wishes », la question était celle du point de vue. Nous sommes en présence de documents très connus, des images de l’armée américaine qui montrent des bombes devant être larguées sur des villes ou des civils et sur lesquelles des militaires ont écrit des textes ; la première image que j’utilise est celle de la bombe de Nagasaki signée par des ingénieurs. Par rapport à un document qui relève toujours d’une certaine forme de nostalgie de cette histoire avec un grand H, l’idée était de se remettre à la place du photographe. Comme vous le disiez, la 3D est généralement utilisée pour avoir une vision spectaculaire de l’image, pour que les choses viennent à vous. Je voudrais à l’inverse que les choses s’échappent de nous, que le point de vue soit redonné par cet effet 3D.

F.B. : Cacher le réel est un acte fort. Est-ce parce qu’il faut le regarder autrement car on aurait épuisé les manières de le faire ?
R.A.D. : Il faut revenir au fondement du réel, à ce qu’il est réellement. C’est plus un point de vue philosophique qui rejoint la pratique artistique, mais j’ai plutôt tendance à regarder les choses comme un « one-shot » ! C’est peut-être une anecdote, mais je me souviens de mon arrivée comme pensionnaire à la Villa Médicis, vous arrivez un 4 octobre et le 4 octobre de l’année suivante, vous n’y êtes plus. C’est une parfaite métaphore de la vie ; c’est un « one-shot » et ça ne se produira pas deux fois. Nous vivons dans un monde post-événementiel quant à la fabrication des images, donc quand on veut parler de la mort on montre des cadavres ; la mort en elle-même est invisible et l’on ne peut pas la reproduire. Pour moi, l’art est une machine à fabriquer des images de l’invisible, une machine à fabriquer des images de l’obsession de l’invisibilité. À partir de ce moment-là, ce qui va m’intéresser, ce n’est pas le post-événementiel mais ce qui se passe avant l’événement, comment on l’organise, c’est-à-dire toute cette question de l’invisible. Cela me permet de répondre à votre première question : pour moi, le réel c’est l’organisation. Le réel n’existe pas d’une certaine manière. Il n’est organisé que par des gens ou par un pouvoir. Et ma démarche artistique va consister à remonter le temps, à aller chercher des images qui n’existent pas et vont parler de quelque chose qui est défini pour nous. C’est un peu pour contrecarrer cette idée du destin. Le seul destin qui nous est commun, c’est la mort. Toute la vie qu’on va mettre dedans – [sur le plan] social, politique, du travail, etc. –, est beaucoup plus organisée qu’il n’y paraît.

RENAUD AUGUSTE-DORMEUIL. I WAS THERE

Jusqu’au 16 juin, In situ/Fabienne Leclerc, 6, rue du Pont-de-Lodi, 75006 Paris, tél. 01 53 79 06 12, www.insituparis.fr, tlj sauf dimanche-lundi 11h-19h.

Légende photo

Vue de l'exposition de Renaud Auguste-Dormeuil I Was There - Galerie in Situ/fabienne Leclerc (Paris) © Photo Marc Domage - courtesy galerie In Situ/Fabienne Leclerc, Paris

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°371 du 8 juin 2012, avec le titre suivant : Renaud Auguste-Dormeuil : « L’art, une machine à fabriquer des images de l’invisible »

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