Déménagement

L’héritage contrarié d’Albert Barnes

Le Journal des Arts

Le 22 mai 2012 - 1262 mots

Malgré la volonté de son fondateur, la collection de la Fondation Barnes a déménagé pour rejoindre un bâtiment flambant neuf construit à Philadelphie par le duo d’architectes new-yorkais Tod Williams et Billie Tsien. Doté de tous les équipements indispensables à un bâtiment moderne, le musée révèle les œuvres de Matisse, Van Gogh ou Cézanne sous un jour nouveau.

PHILADELPHIE (PENNSYLVANIE) - Maintenant que sont apaisés le bruit et la fureur entourant la décision de déménager la Fondation Barnes dans le centre de Philadelphie, qu’en est-il de son nouvel écrin ? Pendant sept ans, ce sujet a été débattu à l’infini. La rumeur se préoccupait d’un projet architectural inhabituel : au moment de plaider leur cause au tribunal, les responsables de la Barnes ont promis de reconstituer l’accrochage original, laissé intact depuis la mort du docteur Barnes en 1951. Pour cet homme d’une volonté implacable, l’intérêt pédagogique de sa collection époustouflante résidait dans l’ensemble de ses pièces. Le cadre luxueux de sa demeure néoclassique à Merion (banlieue de Philadelphie), était une œuvre d’art totale. Les chefs-d’œuvre de Van Gogh, Cézanne, Matisse, Renoir et Picasso côtoyaient des œuvres mineures, un nombre conséquent de copies et de mauvaises attributions, du mobilier éclectique et un bric-à-brac artistique – le tout disposé avec soin pour mettre en valeur lumière, couleur, beauté et forme. Voilà le véritable héritage laissé par le collectionneur que la nouvelle Barnes se devait de respecter. Le duo d’architectes new-yorkais Tod Williams et Billie Tsien ont fait face à un dilemme : aseptiser la Barnes en la transformant en un musée moderne impersonnel, ou créer ce qu’Umberto Eco appelle un « faux absolu » de la demeure de Merion. « Nous devions transformer nos menottes en d’exquis bracelets », tempérait Tod Williams un mois avant l’ouverture, accoudé au balcon intérieur donnant sur l’un des bijoux de la collection : le triptyque monumental de La Danse d’Henri Matisse. Si la nouvelle Barnes (coût total de 150 millions de dollars, soit 117 millions d’euros) a conservé un peu de l’intimité et beaucoup de l’obsession pour la qualité de l’original, elle voit le jour dans un écrin doté des équipements indispensables à un musée moderne.

Deux blocs en lévitation dans un écrin de verdure
L’édifice – un centre d’enseignement artistique, pas un musée – a trouvé place dans le quartier des musées, non loin du Philadelphia Museum of Art. Il n’a rien à voir avec l’ancienne Barnes, mais il tient sa place. Sur le plan architectural, il donne à méditer sur les vicissitudes de la tutelle de la culture et de la mémoire,  et questionne avec subtilité l’éthique du design institutionnel, comme l’a fait David Chipperfield en rénovant le Neues Museum à Berlin. Chaque lame de plancher, chaque poignée de porte savamment choisie semble demander : « Est-ce la bonne manière de lier le passé au présent ? » Vue de loin, la structure de 8 600 m2 est un assemblage de deux rectangles – celui du dessous, en pierre de taille, est un clin d’œil à Merion ; celui du dessus, en verre transparent, est en porte-à-faux. La nuit, son rayonnement intérieur renforce le sentiment de lévitation. En hommage à Merion, où la fondation était nichée au cœur d’un splendide arboretum, les deux tiers du nouveau site ont été consacrés à des jardins et des plans d’eau. Venant de la rue, le visiteur fait face à un bassin aux nymphéas surélevé et une fontaine, dont le bruit étouffe celui de la circulation. « Nous avons pensé à une série de jardins qui exfiltrent le visiteur de la ville », explique le paysagiste Laurie Olin. Une fois dans la cour intérieure, le Barnes Totem (2012) d’Ellsworth Kelly domine la scène. Plus loin, d’autres jardins et plans d’eau apaisants suivent, encadrés par des murs bientôt recouverts de vigne vierge. Usant d’un langage moderne, la nouvelle Barnes revisite une atmosphère propre à Merion, celle d’un monde à part. L’intérieur du bâtiment finit d’éliminer toute illusion que la Barnes nouveau modèle est une copie conforme à l’originale. Bien entendu, la reconstitution des salles de Merion est le point d’orgue de la visite, or elle n’occupe qu’un cinquième du bâtiment. Le rez-de-chaussée est dominé par un hall cathédrale (Light Court) baigné de lumière, centre névralgique où seront accueillis jusqu’à 150 visiteurs par heure – la jauge est limitée à 250 visiteurs, alors qu’à Merion, la structure ouverte trois jours par semaine ne dépassait pas les 400 par jour. À côté du Light Court, 465 m2 d’espaces d’exposition temporaire lorgneront sur l’art contemporain et non occidental. Au sous-sol, un petit jardin d’intérieur offre une respiration verticale en traversant l’édifice sur toute sa hauteur. Des salles de classe ultramodernes, une bibliothèque spécialisée, une boutique du dernier chic, un auditorium, des ateliers de conservation ainsi qu’un restaurant avec terrasse sont autant d’atouts dont ne jouissait pas le site de Merion.

Célébration d’un hommage à la collection
Côté décoratif, les murs du Light Court sont recouverts de pierre de taille israélienne du désert Néguev, auxquels les tapisseries en laine couleur crème signées Claudy Jongstra ajoutent une touche de chaleur. Au sol, une mosaïque reprend des motifs africains traditionnels, tandis que le bois du parquet est celui qui bordait autrefois les plages de Coney Island, et le plâtre des espaces menant aux salles historiques est fait à la main. Ici le contemporain cite le passé, tout se gardant de l’idée d’une architecture thématique. Dans les salles reconstituées, cette distanciation historique est inversée – le présent est parsemé par petites touches. Si les architectes ont respecté les plans au sol de Merion, ils ont pris ça et là quelques libertés. Tout semble à sa place, mais les photographies de l’original trahissent quelques digressions : les plafonds plus hauts, les fenêtres encadrées de bois naturel alors qu’elles étaient peintes, les moulures simplifiées, les lustres neufs. Le secret de l’opération est l’éclairage. Auparavant, les chefs-d’œuvre se languissaient dans des coins et sur des murs sombres. Barnes était partisan d’un éclairage latéral, et la plupart des vitres à Merion étaient opacifiées. Les fenêtres à verre filtrant des nouveaux espaces confèrent à l’ensemble une réelle intensité et offrent une vue imprenable sur les jardins. Rupture radicale avec le Fondation originale, d’épaisses fenêtres à claire-voie ont été percées et garantissent une clarté et un sens des textures insoupçonnés. Grâce à un système complexe de persiennes, de stores et de lampes, chaque variation de lumière détectée par des capteurs entraîne un ajustement de la luminosité. Aussi certains visiteurs pensent-ils à tort que le transfert des œuvres fut l’occasion d’un grand nettoyage. Il est vrai que L’Ascète (1903) de Picasso semble surgir du mur. Des compositions autrefois ternes rayonnent d’une nouvelle intensité, invitant à de nouvelles interprétations. La signature de Matisse en bas à droite de La Danse apparaît clairement pour la première fois. Une déviation de la Barnes historique ? Bien entendu. Au bénéfice des spécialistes et des amateurs ? Sans aucun doute.

La réputation de la nouvelle Barnes sera inévitablement entachée par l’amertume. Ceux qui ne pardonneront jamais l’exode n’apprécieront sans doute jamais les avantages du nouveau site. Pour la plupart, l’attention finira par se recentrer sur l’essentiel – la collection. La nouvelle Barnes ne montrera son potentiel qu’une fois investie par les visiteurs au jour le jour. Et Philadelphie peut revendiquer une institution majeure, pourvue d’un fonds de dotation de 50 millions de dollars, d’un vaste éventail de possibilités et forte d’une accessibilité à la hauteur de sa popularité. En évitant l’écueil de l’aseptisation et du kitsch, la nouvelle Barnes rappellera qu’il est possible de rendre hommage au passé sans lui céder.

Légende photo

Le nouveau bâtiment de la Fondation Barnes, Philadelphie. © The Barnes Foundation

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°370 du 25 mai 2012, avec le titre suivant : L’héritage contrarié d’Albert Barnes

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