L'actualité vue par

Frédéric Flamand, directeur du Ballet national de Marseille

« Une architecture peut danser »

Par Maureen Marozeau · Le Journal des Arts

Le 12 mai 2006 - 1319 mots

Après Metapolis (2000), en collaboration avec Zaha Hadid, et Silent Collisions (2003), avec Thom Mayne, le metteur en scène et chorégraphe belge Frédéric Flamand conclut sa trilogie sur les rapports du corps et de la ville avec La Cité radieuse, hommage à l’unité d’habitation marseillaise de l’architecte Le Corbusier. Dominique Perrault, urbaniste et architecte de la Bibliothèque nationale de France, lui a prêté main-forte pour imaginer une scénographie inspirée de la « maison du fada ». Nommé à la tête du Ballet national de Marseille en septembre 2004, Frédéric Flamand commente l’actualité.

 Vous menez, depuis une dizaine d’années, une réflexion sur les rapports entre la danse et l’architecture. Pourquoi vous êtes-vous tourné vers Le Corbusier ? Votre nomination à Marseille vous a-t-elle naturellement guidé vers l’architecte de la Cité radieuse ?
Le fait de venir ici rendait très tentante l’idée de réinterroger Le Corbusier. La Cité radieuse est un bâtiment extrêmement symbolique, lié à toutes les théories de l’architecte. S’il en porte le titre, mon spectacle n’a pas pour sujet cet ensemble architectural. Il parle de la ville et interroge l’utopie de Le Corbusier, dont le rêve était de changer le monde et faire le bonheur des gens par l’architecture. C’est aussi une réflexion sur la place de l’utopie dans le monde contemporain. J’ai été très influencé par l’ouvrage de Marc Augé sur les non-lieux (Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Le Seuil, 1992). L’anthropologue y oppose la notion de lieu (le centre du village, la place où les gens se regroupent) à celle des non-lieux, ces nouveaux espaces dans lesquels nous vivons, tels les aéroports ou les shoppings centers, qui sont devenus les agoras du XXI e siècle – comme dirait Rem Koolhaas. On vit de plus en plus dans ces lieux qui se ressemblent partout dans le monde entier. À quelques kilomètres de Marseille se trouve un complexe commercial dont la réplique exacte existe sans doute à Los Angeles.

Cette mondialisation vous semble-t-elle inéluctable ?
Certainement. On le constate, on peut le regretter, mais il est clair que nous sommes dans une standardisation du monde qu’avait déjà évoquée Le Corbusier, d’une autre manière… Parfois, vous prenez l’avion, vous parcourez dix mille kilomètres pour vous retrouver dans le même hôtel avec la même couleur de moquette que celui que vous avez quitté la veille. Cette ressemblance est intéressante par rapport à la danse, car ces lieux influencent notre identité et notre corps.

Après les événements de novembre 2005, et la mise à feu des banlieues françaises, l’utopie de Le Corbusier n’apparaît-elle pas dépassée ?
Des personnalités comme Le Corbusier ont réalisé, grâce à l’utopie, des choses extraordinaires. Ce dernier était un artiste complet : architecte, mais aussi peintre et sculpteur. Quand on est sur le toit de la Cité radieuse, on perçoit un lyrisme inouï ! Évidemment, ces grands visionnaires sont récupérés par des gens aux intérêts tout autres et probablement moins doués sur le plan de l’architecture. Des cités ont ensuite vu le jour sans aucun rapport avec le rêve d’un Le Corbusier. Ce sont elles précisément que l’on commence à démolir. L’utopie de Le Corbusier est très belle à rappeler, car son bâtiment est celui d’un artiste. À l’époque, l’homme représentait encore un principe, avec le Modulor (1), qui peut se rapprocher du dessin de Léonard de Vinci, l’homme dans le carré et le cercle. Actuellement, l’homme devient de plus en plus un slogan.

Le concept de la Cité radieuse est celle du microcosme. Cette idée d’entité autonome ne favorise-
t-elle pas la création de ghettos, à l’heure où l’ouverture vers l’extérieur est primordiale ?
L’époque a changé. Nous sommes dans une mutation incroyable, avec des modes de communication totalement inédits, où apparaissent néanmoins de nouvelles formes de schizophrénie. Grâce à Internet, vous communiquez dans le monde entier à la seconde même. Mais où est le corps ? Il communique avec un écran. Tout cela est très contradictoire, et peut-être que l’on communique plus dans un bâtiment de Le Corbusier, où, finalement, existe encore de manière forte une certaine sociabilité, dans l’idée du regroupement, dans le rêve d’avoir une petite salle de spectacle, une salle de fitness, un magasin, un hôtel…

Comment expliquez-vous que la vague de rébellion évoquée n’ait justement pas touché Marseille ?
Je ne suis ici que depuis trop peu de temps pour pouvoir donner une analyse très précise. La dimension de cette ville est en soi particulière, car elle est tout en longueur. Marseille est surnommée la « ville aux 111 villages », où l’on fait des voyages très riches. Vous passez de la Madrague de Montredon à la Joliette avec l’impression de visiter des villes très différentes. Il y a une vie de village, de quartier, qui est très forte, ce qui est fondamental. Vous trouverez cela peut-être naïf, mais la création de plages facilement accessibles aux populations qui n’ont pas les moyens de se payer des vacances à l’étranger rentre en ligne de compte. Le sentiment de communauté en est renforcé. J’ai l’impression qu’il y a ici moins de tension entre les communautés que dans le nord de l’Europe d’où je viens.

Comment s’est effectué le choix de Dominique Perrault pour votre spectacle, et comment s’est déroulée votre collaboration ?
L’idée de départ, axée sur l’interrogation de l’utopie, sur Le Corbusier, sur le « non-lieu », m’a fait penser à Dominique Perrault, architecte mais aussi artiste conceptuel, proche du land art, dont j’avais lu quelques phrases qui m’avaient plu comme : « Ce qui est intéressant, c’est de créer des lieux et pas de construire des bâtiments. » Après discussions, il nous a proposé un dispositif constitué d’écrans mobiles en maille métallique, manipulés par les danseurs. Ces cellules mesurent chacune 2,26 m x 2,26 m de côté, un clin d’œil au Modulor [la mesure correspond à la taille moyenne d’un homme aux bras levés, NDLR]. Ce dispositif permet un jeu d’apparition et de disparition. Lorsque des images vidéo y sont projetées, la maille métallique est opaque, mais elle devient transparente quand on l’éclaire par derrière. L’aspect métallique de ces projections vidéo crée une lumière très contemporaine. Cet aspect de « peau électronique » fait par ailleurs référence à notre dépendance toujours plus grande aux nouvelles technologies. J’aime cette confrontation du réel et du virtuel, car la danse participe d’un travail de « réappropriation » du corps, dans un monde où celui-ci se fait de plus en plus absent. Le corps est représenté par des programmes, des techniques, il est de plus en plus assisté. Nous vivons dans un monde d’assistanat du corps.

Les danseurs possèdent une conscience accrue de l’espace et du mouvement. Connaissez-vous des architectes qui font appel à des danseurs ou chorégraphes pour les inspirer, voire les conseiller ?
Pas vraiment. En revanche, j’ai beaucoup discuté avec les architectes sur deux types d’architecture : celle rêvée par l’architecte et celle, éphémère, de la danse. Une architecture peut aussi danser, comme avec Thom Mayne, dont les panneaux suivaient la danse, l’écrasaient de temps en temps, avant de la libérer. Avec Zaha Hadid, il s’agissait de faire danser l’espace.

Quel est le prochain architecte avec lequel vous envisagez de collaborer ?
J’aimerais beaucoup travailler avec les frères Campana, des architectes-designers brésiliens.

Quelles sont les dernières expositions qui vous ont marqué ?
J’ai bien entendu beaucoup aimé l’exposition Thom Mayne, avec le collectif Morphosis, au Centre Pompidou. Et je suis toujours très amateur de la Biennale d’architecture de Venise, où j’ai eu l’occasion de diriger le premier Festival international de danse contemporaine en 2003.

(1) système de mesure basé sur les proportions du corps humain élaboré par Le Corbusier.

- LA CITÉ RADIEUSE, Ballet national de Marseille, le jeudi 18 mai à 19 h 30, Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines, place Georges-Pompidou, Montigny-le-Bretonneux, 78054 Saint-Quentin-en-Yvelines, réservations au 01 30 96 99 00. - UNE CITÉ EN CHANTIER. LE CORBUSIER, DE LA CITÉ RADIEUSE À LA CITÉ DE L’ARCHITECTURE ET DU PATRIMOINE, exposition du 19 mai au 24 juin, Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°237 du 12 mai 2006, avec le titre suivant : Frédéric Flamand, directeur du Ballet national de Marseille

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