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Gilles Clément, architecte-paysagiste

« Le jardin, un territoire d’espérance »

Par Sophie Flouquet · Le Journal des Arts

Le 23 juin 2006 - 1476 mots

Architecte-paysagiste mondialement connu pour ses créations en phase avec les préoccupations écologiques, Gilles Clément vient d’achever la conception des jardins du Musée du quai Branly, à Paris. Occupé à son jardin dans la Creuse où il passe six mois de l’année, et peu amateur de « clowneries », il ne participera pas aux festivités d’inauguration du musée. Il nous livre ici les clefs de son projet et analyse le nouvel engouement des Français pour les jardins.

En quoi consiste le jardin que vous avez conçu pour le Musée du quai Branly ? Répond-il au concept, qui vous est cher, de « jardin en mouvement », c’est-à-dire d’espace en perpétuelle évolution du seul fait de phénomènes naturels ?
Non, car dans ce contexte, il n’était pas possible de réaliser un « jardin en mouvement », même si je me suis référé à cette philosophie. Le jardin du Musée du quai Branly est d’abord conçu comme un paysage non occidental. J’ai choisi de m’inspirer de la savane arborée, même si ce paysage ne rassemble pas la totalité des civilisations animistes présentes dans le musée. Son sol est couvert de graminées blondes, rousses ou argentées, dont les reflets ne sont pas ceux de la chlorophylle traditionnelle des jardins occidentaux. Comme le bâtiment coupe l’espace en deux, il le divise en deux parties nettement différenciées. Au sud, on trouve un jardin plus ensoleillé et planté de petits arbres à fleurs, alors qu’au nord, dans cette partie plus ombragée, j’ai planté de plus grands arbres – comme des chênes et des érables –, mais aussi des lianes. L’ensemble est parcouru de chemins qui croisent des clairières. Ces sentiers sont dessinés d’après le principe des « lignes de désirs », c’est-à-dire de traces qui se seraient formées sur un terrain laissé à la liberté des gens. Ce sont des principes très organiques.

Cela signifie-t-il que vous avez élaboré votre projet en liaison avec le bâtiment et son contenu ?
Évidemment, et c’était la première fois que je m’intéressais à ce sujet, les arts premiers. Je me suis beaucoup documenté, j’ai beaucoup voyagé. J’ai voulu développer des choses en référence aux civilisations animistes ou polythéistes qui sont représentées dans le musée. Par exemple, du côté du quai Branly, la clôture est constituée par un grand mur de verre, qui est percé par une entrée importante. Celle-ci a été conçue comme un passage avec un contre-mur de verre formant une chicane. En Indonésie, ce système s’appelle l’aling aling : il permet d’éviter que les démons, qui ne savent pas tourner les angles, ne pénètrent dans les lieux.
Par ailleurs, dans le jardin, j’ai utilisé le symbole de la tortue, car cet animal est à l’origine de très nombreux mythes. J’ai choisi ce thème parce qu’il se réfère à toutes les civilisations présentes à l’intérieur du musée. Dans l’univers asiatique, la tortue est cosmophore, c’est-à-dire qu’elle porte le monde. Chez les Dogons, en Afrique, elle est un fauteuil sur lequel on fait avouer les coupables. Chez les Indiens d’Amérique, elle donne leur forme aux campements, sa queue indiquant la direction de la rivière. On ne la retrouvera pas littéralement, mais j’ai utilisé sa forme pour dessiner un banc ou une clairière.

Le public pourra-t-il d’ores et déjà apprécier l’ensemble de ce dispositif ?
Pour partie, car tout ce qui est formel existe. Mais le végétal doit pousser et prendre une maturité. Il faut donc attendre au moins deux ou trois années, voire quatre ou cinq pour les plantes lianes. Un jardin requiert du temps. Il devrait donc n’être inauguré que dans deux ans, même si je sais que cela ne se fera jamais !

Ce jardin sera un nouveau poumon vert dans la capitale. Alors que la Ville de Paris vote son plan local d’urbanisme (PLU), estimez-vous que l’urbanisme parisien accorde une place suffisante aux jardins ?
Sur ce point, l’actuelle municipalité a adopté une position qui, dans sa résolution sociale, me semble très intéressante. Dès son arrivée, la question des « jardins partagés » a été débloquée, alors qu’elle dormait dans les tiroirs depuis longtemps. Les « jardins partagés » sont de petits espaces qui occupent des friches en attente d’être bâties. Avant que le bâtiment ne sorte de terre, ce qui est parfois très long, on y aménage un jardin. Celui-ci est régi par une association qui l’ouvre à tous ceux qui souhaitent participer au jardinage. Ces lieux sont très conviviaux. Lorsque le bâtiment se construit et que le jardin disparaît, l’association se voit attribuer, en compensation, un autre lieu du quartier, car, dans les villes, les espaces se renouvellent toujours. Le concept a été inspiré par les « Plantages » de Lausanne, lesquels existent encore.

Ce principe est-il lié à votre théorie du « tiers paysage » ?
Il en est à la fois proche et éloigné. Proche, car il s’agit bien de prendre en compte des friches, et éloigné, dans le sens où l’on y fait quelque chose. Or dans le « tiers paysage », on laisse au contraire la friche évoluer au profit de la seule diversité biologique. Dans une ville comme Fribourg-en-Brisgau, en Allemagne, une partie du territoire urbain est dévolue à cette conception, ce qui est évidemment un luxe par rapport au prix du foncier. Il s’agit là d’une décision politique importante.
Ce petit livre manifeste sur le « tiers paysage », écrit il y a deux ans et publié chez Sens et Objet, commence à faire du bruit. Il intéresse brusquement les gens ; trois expositions lui seront bientôt consacrées, à Montréal, Lanzarote [Canaries, Espagne] puis, en 2007, à Beaubourg avec Patrick Blanc.

Estimez-vous que les hommes politiques ont désormais pris conscience des enjeux du paysage ?
Non, et l’attitude de la ville de Paris est exceptionnelle. Dans ce domaine, la France est très en retard par rapport à l’Allemagne ou à certaines villes du Brésil et du Costa Rica. Du fait de leur grande ignorance, les hommes politiques ne se sentent absolument pas concernés par l’environnement. Ils sont formatés par l’ENA [École nationale d’administration], où l’on ne parle pas de paysage. La situation de l’écologie est catastrophique en France, car tout est fait pour que cela ne marche pas. Et ce sera le cas tant que le ministère de l’Écologie sera aussi ridicule, dépourvu d’argent et empêché de fonctionner par tous les autres ministères. Il faudrait que, à la tête du gouvernement, quelqu’un ait enfin une vraie conscience écologique.

On assiste pourtant depuis plusieurs années à la multiplication d’événements autour des jardins (festivals, promotion du ministère de la Culture, publications…). Que pensez-vous de ce phénomène ? 
C’est un phénomène profond. J’ai vu les choses évoluer très lentement. En 1971, lorsque j’ai commencé à travailler, j’allais chercher mes plantes en Belgique, en Hollande, en Angleterre ou en Allemagne, car il existait très peu de pépiniéristes en France. Aujourd’hui y sont programmées des « Journées des plantes » et les pépinières produisent des plantes très diversifiées. Ce mouvement me semble très fort et ne se réduit pas à un simple phénomène de mode. Il n’est d’ailleurs pas déconnecté d’un intérêt général pour la nature, partagé par des gens qui n’ont pas de jardin.

À quoi cet engouement est-il est dû ?
Dans une société où le projet politique est réduit à néant, les territoires d’espérance sont très rares et le jardin en est un. À cela s’ajoute une inquiétude généralisée de la dégradation de l’environnement, en particulier au niveau biologique. La majorité des gens a désormais compris l’importance de la question de la pollution. Je pense que ce sentiment d’inquiétude s’est cristallisé à l’occasion des grandes pandémies comme celle de la vache folle. Tout ce qui touche à la nature jouit d’un bénéfice heureux même si beaucoup de gens ignorent que leur manière de jardiner peut contribuer à la pollution, par l’utilisation de produits toxiques notamment. Le jardin du Quai Branly sera au contraire un endroit où l’on n’utilisera pas d’arrosage, puisqu’il n’y a pas de gazon, et le goutte à goutte pour les plantes sera supprimé après sevrage. On n’y utilisera pas non plus de produits chimiques, l’entretien se réduisant à un simple travail manuel.

Ce principe ne se situe-t-il pas à l’antithèse du « mur végétal » conçu par Patrick Blanc sur l’une des façades du bâtiment ?
Si, car même s’il est très réussi et  d’un effet spectaculaire, ce mur est dans l’artifice absolu, puisqu’il nécessite une assistance permanente. Mais c’est le parti pris de Patrick Blanc, qui est un grand scientifique, mais dont la position en matière d’écologie diffère de la mienne.

Quelles expositions vous ont marqué récemment ?
Je visite très peu d’expositions. Mais j’avais été frappé par la rétrospective consacrée à Nicolas de Staël à Beaubourg, un peintre que j’avais alors découvert pour son incroyable lumière. L’exposition consacrée à Giuseppe Penone, toujours à Beaubourg, m’avait aussi beaucoup intéressé pour son rapport à la nature.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°240 du 23 juin 2006, avec le titre suivant : Gilles Clément, architecte-paysagiste

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