Polémique

Si Frank m’était Comté

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 8 septembre 2006 - 1129 mots

La publication d’un livre sur le décorateur Jean-Michel Frank sème le trouble chez certains marchands parisiens d’Art déco.

 PARIS - Le landernau de l’Art déco est en émoi. Le motif ? La publication le 15 septembre du livre Jean-Michel Frank, l’étrange luxe du rien (1), prolongement d’une thèse soutenue en décembre 2005 par le courtier et historien de l’art Pierre-Emmanuel Martin-Vivier. Sur cette somme remarquable (lire l’encadré), quatorze pages traitant du séjour argentin du décorateur font tiquer quelques acteurs du marché parisien.
Décorateur à partir de 1921 et associé à Adolphe Chanaux en juillet 1930, Jean-Michel Frank (1895-1941) multiplie les chantiers de décoration pour une élite fortunée, jusqu’au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Fuyant Paris avant l’arrivée des troupes allemandes, il débarque en juillet 1940 à Buenos Aires, en Argentine. « Je suis ici depuis environ un mois et travaillant déjà un peu », écrit-il le 11 septembre 1940 à Diego Giacometti, enjoignant son frère, Alberto, à le rejoindre. En Argentine, Frank est, grâce à la résidence de Jorge Born, achevée en 1939, une personnalité reconnue.

« D’après Frank »
D’après Martin-Vivier, lors de son bref intermède argentin, Frank aurait occupé les fonctions de directeur artistique pour la firme de décoration Comté. Celle-ci avait été lancée vers le milieu des années 1930 par Ignacio Pirovano, qui, dans un premier temps, importait des créations de Frank pour les intégrer dans des hôtels particuliers de Buenos Aires. En 1936, Comté ouvre un atelier de fabrication de mobilier. La société aurait alors négocié avec Frank la possibilité d’éditer son mobilier sur place. À la mort du décorateur, Comté aurait poursuivi la fabrication de certains meubles jusque dans les années 1950.
Sans étayer ses propos par un contrat ou une correspondance liant le décorateur à Comté après sa fuite en Argentine, Martin-Vivier assure que « la production argentine de Frank est significative, mais pas colossale. Sur la base du recensement des clients avérés, [il] peu[t] dire qu’il a participé à quinze à vingt chantiers et aussi vendu des pièces d’édition au détail ». Le chiffre avancé surprend d’autant plus que Frank est resté à peine six mois en Argentine, avant de partir en janvier 1941 pour New York, ville où il se suicidera deux mois plus tard. Pour soutenir ses dires, le jeune historien invoque ses rencontres avec des collectionneurs argentins, tout en rappelant le blanc-seing d’Alice Frank, nièce du décorateur, et d’universitaires comme Bruno Foucart et Jean-Louis Gaillemin (2).
De telles assertions irritent les galeries parisiennes Vallois et L’Arc en Seine, ainsi que le spécialiste Jean-Marcel Camard. Leur colère était déjà vive en 2003, lors d’une exposition organisée par Mo Amelia Teitelbaum à la villa Noailles à Hyères à partir de meubles que Frank aurait réalisés en Argentine. D’après Jean-Marcel Camard, cette exposition aurait été truffée de faux, fabriqués en Argentine et en recrudescence depuis trois ans. Au mieux certaines pièces seraient-elles « d’après Frank ». « Comté s’est librement inspiré de Frank. Je ne peux pas imaginer que Frank ferait quelque chose sans contrat, alors qu’il en a toujours eu un », indique Jean-Marcel Camard. Pour Christian Boutonnet, codirecteur de L’Arc en Seine, « Comté a fabriqué avec l’accord de Frank, mais ni les proportions, ni la fabrication, qui est industrielle, ne correspondent à la qualité de Chanaux ». Martin-Vivier admet pour sa part des différences de technique : « On en voit notamment sur les tiroirs. Les traditions d’ébénisterie ne sont pas les mêmes. Je ne connais pas de meubles en galuchat de Comté, car cela requiert un savoir-faire particulier… La qualité est variable, mais c’est aussi le cas chez Chanaux. »
Le négoce n’a pas toujours boudé les productions de Comté. L’Arc en Seine a ainsi acheté le 7 juin 1996 chez Christie’s un bureau dont la notice précisait « Giacometti et Hermès pour Jean-Michel Frank, pour la maison Comté, circa 1937 ». La provenance en était Cartier à Buenos Aires. Ce meuble a par la suite été reproduit comme une création de Frank dans la seconde édition, en 1997, de la monographie de Léopold Sanchez sur le créateur. « Je ne renie pas ce meuble. Comté était-il en 1937 un simple lieu de réception ? Si l’étiquette nous avait paru équivoque ou si nous voulions cacher un vice, nous l’aurions retirée », défend Rafael Ortiz, codirecteur de L’Arc en Seine. Pour Martin-Vivier, ce bureau relève des éditions que Comté aurait initiées à partir de 1936.
Pour l’heure, les amateurs ne savent plus à quel saint se vouer. Dans le doute, les prix des meubles provenant d’Argentine restent en sourdine. Le 13 juin chez Christie’s, une coiffeuse de fabrication Comté a ainsi été adjugée pour 72 000 dollars (57 100 euros), en dessous de son estimation basse de 80 000 dollars. Le 7 décembre 2005, une coiffeuse d’un modèle voisin, mais exécuté par Chanaux, avait été propulsée à 307 200 dollars.

(1) Pierre-Emmanuel Martin-Vivier, éd. Norma, à paraître le 15 septembre. Lancement le 12 septembre à la Galerie Anne-Sophie Duval, Paris.
(2) Tous deux membres de son jury de thèse, Bruno Foucart ayant par ailleurs rédigé la préface de ce livre.

Un décorateur décortiqué

« Il souffrait et vivait à la Proust », dira de lui l’éditrice argentine Victoria Ocampo. Sa vie de dandy homosexuel ou son suicide par défenestration à New York peuvent-ils expliquer l’oubli dans lequel Jean-Michel Frank a sombré après la guerre ? La réponse ne se trouve-t-elle pas plutôt dans la dimension inclassable du décorateur ? Car son « luxe pauvre » renvoyait dos à dos les tenants de la modernité comme les caciques de la tradition. Tout en reprenant un répertoire stylistique néoclassique, Frank bouleversait la hiérarchie des matériaux. L’un des grands mérites de l’ouvrage de Martin-Vivier est d’avoir fait porter son analyse autant sur l’œuvre que sur la personnalité de Frank. Pour ce, il a traqué sa mention dans les écrits et correspondances de ses contemporains. Ce recensement minutieux s’est effectué aussi bien du côté des compagnons de route, intellectuels ou mondains du décorateur, René Crevel ou Pierre Drieu La Rochelle, que chez de moins intimes comme Julien Green. La recherche a même poussé jusqu’au Journal de l’abbé Mugnier, confesseur du gotha parisien ! Cette monographie apporte aussi de nombreux éclairages sur les méthodes de travail de Frank. On comprend mieux la répartition des tâches, longtemps obscure, avec son associé Adolphe Chanaux, ou les contributions de ses collaborateurs comme Alberto Giacometti, Christian Bérard ou Emilio Terry. Au passage, Martin-Vivier corrige d’anciennes erreurs de datation, tout en éclaircissant le mystère de la numérotation des meubles. Il exhume aussi des projets oubliés car avortés, telle la villa de Templeton Crocker prévue sur le golf de Pebble Beach à Los Angeles. Bref, voilà un travail sérieux de chercheur servi par une acuité psychologique et une sensibilité littéraire.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°242 du 8 septembre 2006, avec le titre suivant : Si Frank m’était Comté

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