C’est l’Amérique !

Par Anaïd Demir · Le Journal des Arts

Le 3 novembre 2006 - 953 mots

Après New York, Lee Friedlander expose en grandà Paris au Jeu de paume.

Qui est exactement Lee Friedlander ? Ses autoportraits, qu’ils datent des années 1970 ou bien de 2000, l’expriment d’emblée : sa présence aussi discrète qu’intense montre un personnage un peu sauvage… mais il est surtout un fin observateur du monde qui l’entoure. C’est en Amérique, où il a vu le jour il y a soixante-douze ans, qu’il a planté sa tour de contrôle mobile : un Leica 35 mm. Souple, léger, le déclic facile… son appareil photo est son œilleton sur le monde, un instrument d’analyse du quotidien américain. « Encore ! », pourrait-on s’exclamer en révisant au passage nos classiques photographiques traitant de l’ordinaire américain : Walker Evans, William Eggleston, Robert Frank, Diane Arbus… l’Amérique ne manque donc pas de documentaristes de génie ! Et pourtant, la rétrospective de Lee Friedlander au Jeu de paume laisse percevoir une personnalité qui n’a rien à envier aux autres.
L’énergie créatrice de Lee Friedlander s’étale sur cinquante ans, au rythme de deux appareils photos : d’abord le Leica, puis, dans les années 1990, un Hasselblad Super Wide, qui donne des images carrées, plus massives. De ce demi-siècle, Peter Galassi, commissaire de l’exposition, a tiré quatre cent soixante-dix-sept photographies en noir et blanc et six seulement en couleurs. À travers ce corpus, Friedlander y apparaît indéniablement en virtuose du noir et blanc. Son parcours le mène de la rue et ses faux-semblants à la nature. Une nature qui se fait de moins en moins douce et voluptueuse, pour devenir plus abrupte, plus vive, voire nerveuse et tourmentée… mais tellement humaine !
Les débuts du photographe sont liés à la commande : couverture de magazines et pochettes de disques. Les rares photographies couleurs de l’exposition représentent six musiciens de jazz avec leur instrument dont Miles Davis et John Coltrane. Ces images sont à mettre en parallèle avec celles des ouvriers représentés au travail, eux aussi avec leur outil de labeur. Des hommes et des femmes pour lesquels l’auteur entretient une réelle proximité. Friedlander possède une capacité à s’effacer devant ses sujets qui est ici plus visible encore. L’artiste est aussi fidèle à la plupart de ses thèmes et points de vue puisque vingt ans plus tard, il s’intéresse à nouveau au monde du travail : employés de bureaux, telemarketers et standardistes offrent, en dépit du temps passé, un même sentiment de complicité avec le photographe. Sentiment que l’on retrouve avec les membres de sa famille ou encore pour les personnalités qu’il photographie comme des proches : Eggleston au piano et transcendé par la musique, Diane Arbus passant la main dans les cheveux de sa fille, John Coplans et son appareil photo, Walker Evans sur un lit d’hôpital… Chaque individu photographié devient une personnalité unique. En revanche, ses nus féminins gardent la froideur académique d’une sculpture pompier… à ceci près qu’ils s’offrent en toute franchise.

Une esthétique du ratage
Mais plus que les hommes, ce sont les paysages – urbains ou naturels – qui intéressent Friedlander. Le mouvement de la ville et sa multitude d’informations ont d’abord été au centre de son travail. Surtout dans les premières années, la photographie redevient un geste simple. Ses images donnent l’impression – et l’impression seulement – d’être à la portée de tout le monde tant ses clichés semblent être le fruit du hasard. Les reflets des passants, l’ombre du photographe, les jeux de miroir, les coups d’œil dans le rétroviseur, les personnages pris de dos, les branchages et panneaux et les poteaux mal placés… tout ressemble à des clichés ratés. Mais en réalité ces photographies se soumettent aux contraintes que s’impose l’auteur : il collectionne les bévues, les maladresses et les accidents de l’amateur. Surtout, il les transforme, les magnifie. La marque de fabrique de Friedlander est là, dans cette esthétique assumée du ratage et de ses détournements, dans cet « inframince » entre le bon et le mauvais goût. Ces caractéristiques sont exacerbées dans une série de monuments et de sculptures publiques que l’artiste a tout bonnement mis en scène. À Washington, la statue du général Andrew Jackson fait mine de s’envoler. À New York, sur Times Square, Father Duffy semble jouer à ses dépens dans une publicité pour Coca-Cola. Ailleurs, un militaire en joug, le fusil en main, a l’air de traquer des enseignes publicitaires en guise d’ennemis. Une série datant de 1993 fait même un clin d’œil à l’art conceptuel – certes avec vingt ans de retard. Letters from the people est un ensemble de photos regroupant des traces de lettres. L’homme laisse son empreinte partout où il passe.
Cadrages audacieux, perspectives saturées, confusion entre intérieurs et extérieurs, prises de vue de biais, vitrines tronquées, miroirs, surimpressions et surexpositions, l’ordinaire se donne sous de multiples facettes et le réel se met à tricher, à se réinventer, se poétiser.
Lee Friedlander aime son Amérique, celle des rues… mais aussi celle des champs. Le changement d’appareil photo au cours des années 1990 semble lui avoir donné envie d’apprivoiser la nature. Ses autoportraits, eux, se font plus naturels, comme si l’artiste avait adopté son image et ne s’embarrassait plus de mises en scène pour se montrer tel qu’il est. À côté, ses paysages offrent des panoramas désertiques en format carré. Le monde y est plus inquiétant, la présence humaine plus rare, mais Friedlander en est totalement complice, en observateur privilégié.

Lee Friedlander

- Commissaire général : Peter Galassi - Nombre d’œuvres exposées : 477 photographies noir et blanc, 6 photographies couleurs et un ensemble de livres et portfolios - Exposition organisée par le MoMA, New York, et présentée au Jeu de paume sous les auspices de The International Council, avec le soutien de Neuflize Vie et de la manufacture Jaeger-LeCoultre.

Lee Friedlander

Jusqu’au 31 décembre, Jeu de paume, site Concorde, 1, place de la Concorde, 75008 Paris, tél. 01 47 03 12 50.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°246 du 3 novembre 2006, avec le titre suivant : C’est l’Amérique !

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