L’ACTUALITÉ VUE PAR

Toni Morrison, écrivaine

« Aider à construire un monde partageable »

Par Philippe Régnier · Le Journal des Arts

Le 1 décembre 2006 - 1557 mots

Lauréate du Prix Pulitzer en 1988 et du Prix Nobel de littérature en 1993, l’Américaine Toni Morrison a été l’invitée du Musée du Louvre au mois de novembre. Son programme se poursuit jusqu’en janvier avec, notamment, l’exposition « Corps étrangers ». Ecrivaine engagée, elle a choisi pour thème « étranger chez soi », et impliqué des jeunes des banlieues. Toni Morrisson tire les premières conclusions de cette expérience et commente l’actualité.

 Le Louvre est le temple de la culture savante. Votre but était-il d’y faire entrer la culture populaire ?
Non, le seul événement populaire dans mon programme concerne les poètes « Slam ». Mais je ne voulais pas éliminer la création émergente. Mon programme va de la littérature contemporaine aux antiquités grecques, à la peinture du XIXe, à la danse contemporaine, jusqu’à la vidéo qui pourrait être qualifiée de « pop », mais ce n’était pas mon but. Mon intention était de trouver des liens à travers les âges et les artistes qui ont fait des observations sur ce thème, « étranger chez soi ».

Qu’est-ce qui vous a conduit, justement, à choisir ce thème ?
Je pensais qu’il s’agissait d’une opportunité singulière d’élargir le champ de ce que j’étudie, depuis de nombreuses années, autour du thème de l’aliénation dans la littérature américaine en l’étendant à l’accroissement des problèmes à travers le monde, l’immigration… J’ai lu, par exemple, récemment que la Pologne souffre parce que 800 000 Polonais ont émigré. Les classes ouvrières, les réfugiés, les universitaires, les diplomates, tout le monde semble bouger. La réponse à ce problème, dans certains pays, est de dresser des barrières. Mais en même temps, la globalisation nous a rassemblés et nous relie d’une manière inédite. On peut parler aux gens et en même temps, les frontières nationalistes sont érigées. Les gens hurlent contre ceux qui parlent un autre langage. C’est curieux. Je ne connais pas l’origine de ce choc. Mais pour moi, il s’agit d’une des caractéristiques de ce nouveau siècle. Choisir ce thème « étranger chez soi » revient à réfléchir à comment aider à construire un monde partageable, dans lequel on pourrait tous participer. L’art joue un rôle important.

Être étranger, c’est aussi utiliser un langage différent. Dans les banlieues, la poésie passe par le Slam.
Beaucoup de mes livres sont tirés de dialogues familiers et je m’intéresse à la manière dont le langage se renouvelle lui-même. Les sources sont multiples : la technologie, la science… Mais la langue des étrangers a aussi une influence. L’impact de son renouvellement est pour moi extrêmement important. Des auteurs monumentaux comme Dante, Joyce ou encore les poètes médiévaux l’ont modifiée complètement. Mais aujourd’hui, il existe d’autres manières de le faire et qui empêchent la langue de mourir, d’être figée. Beaucoup de gens voudraient qu’elle n’évolue pas. Je suis professeur d’anglais ancien, et je sais combien certaines choses peuvent effrayer. Deux points me fascinaient chez les poètes « Slam » : certains textes sont vraiment très puissants. Mais plus encore, je m’intéresse à leur relation à la peinture. Je n’aurais jamais pensé que D’ de Kabal, par exemple, face au Radeau de la Méduse pourrait rentrer dans la peinture et parler comme s’il était l’un des hommes sur l’embarcation. Pour moi, cela a été extraordinaire parce que le public, des jeunes, même s’il n’avait pas eu de cours sur cette œuvre, a pris possession de son sens. J’ai été ravie et je pense que les membres de l’équipe du Musée du Louvre aussi, notamment à cause de la foule de gens présents et de la passion que cela a générée.

Le graffiti est l’équivalent du Slam dans les arts plastiques. Ne vouliez-vous pas aussi inviter des graffeurs ?
Franchement, je n’y ai pas pensé. C’est une idée intéressante. Mes fils, quand ils étaient jeunes, ont réalisé des graffitis, mais je crois que le fait que ce soit illégal, rendait la chose encore plus existante. Ce qu’ils créaient était stupéfiant.

Vous étiez en France pendant les événements de banlieue l’an dernier. La culture permet-elle d’aider les gens à s’intégrer ?
Je ne sais pas quelle peut être la réponse en France. Cette situation est pour moi du déjà vu avec ce qui s’est passé aux États-Unis. La violence est toujours contre-productive. Elle crée des tensions. Mais, quand on n’a pas la parole, c’est ce qu’on utilise. Pour s’exprimer, il faut avoir quelqu’un à qui parler. Pourtant, personne n’écoute. Le dialogue est très important, tout comme le respect. C’est vraiment ce qu’ils cherchent, comme tout le monde : pas de cadeaux, mais juste du respect. Aux États-Unis, les Afro-américains sont dans le pays depuis trois siècles. Ici, il ne s’agit que de la deuxième ou troisième génération. C’est très compliqué, mais le gouvernement doit prendre ses responsabilités. Ces tensions sont bien sûr l’expression d’un fossé culturel ou racial, mais pour moi le cœur du problème réside dans la pauvreté. Aux États-Unis, on dit « noir » pour dire « pauvre ». Mais, comme on ne veut pas parler de conflits de classe, on utilise un vocabulaire de substitution. Il y a beaucoup de noirs pauvres, pourtant il y a aussi beaucoup de noirs qui ne sont pas pauvres. Toutefois, on ne veut pas mettre l’accent sur la pauvreté des blancs, parce que, sinon, nous pourrions avoir de sérieux problèmes aux États-Unis. Si les pauvres noirs et blancs s’unissaient, cela ferait « boum ». Alors on les sépare, même si leurs niveaux économiques sont identiques.

Votre programme joue sur différentes expressions. En France, il existe beaucoup de cloisons entre les disciplines. Les musées doivent-ils s’ouvrir à toutes les formes d’expression comme le fait de plus en plus le Louvre ?
Je pense qu’il doit y avoir des musées spécialisés et d’autres universels qui offrent des panoramas généraux, comme le Louvre ou le Metropolitan Museum of Art à New York. Il faut qu’il y ait plus de choix. Les musées devraient définir clairement leurs missions. Pour le Louvre, le type de choses que nous avons faites a, je pense, été aussi très stimulant pour le musée lui-même. Le programme a permis aux conservateurs de voir les œuvres sous un nouvel angle et autour de thèmes inédits. Ce sont toujours les universitaires ou les critiques qui créent des catégories. Mais pas les artistes. Picasso ne regardait pas de l’art primitif, mais un art qui lui était contemporain.

Le Louvre vient de lancer son programme à Atlanta. Qu’en pensez-vous ?
C’est une idée formidable. Atlanta est une ville extraordinaire. C’est le sud profond avec une histoire à la fois belle et horrible. C’est une ville très riche. Le marché d’Atlanta est le seul des États-Unis, je pense, où l’on trouve de la nourriture qui vient de partout dans le monde. Il y règne un air de cosmopolitisme qui s’est parfois perdu dans l’histoire de la guerre civile [guerre de Sécession] dans le sud. C’est une ville qui a une culture noire très forte. La présence du Louvre à Atlanta était le bon choix. Il aurait été évident d’aller à New York, Los Angeles ou Chicago, mais s’installer dans cette partie du pays est très stimulant. Ce projet a été accueilli aux États-Unis avec beaucoup de fierté et d’enthousiasme.

Dans votre programme figure l’exposition : La femme dans la cité grecque. Pour la première fois, une femme va être la candidate d’un grand parti en France pour l’élection présidentielle. Est-ce selon vous un mouvement inéluctable comme le montrent aussi Angela Merkel en Allemagne, Michelle Bachelet au Chili et peut-être Hillary Clinton aux États-Unis ? Le XXIe sera-t-il le siècle de la femme ?
En Europe, vous avez déjà eu des reines ! Ce qui m’intéresse dans le cas de [Ségolène Royal], c’est qu’elle est socialiste. Souvent, les seules femmes qui ont réussi à avoir un grand pouvoir n’étaient pas de gauche. Le XXIe siècle pourrait être celui des femmes. Il y a beaucoup d’hommes qui ne peuvent pas penser, alors ils tuent, en particulier aux États-Unis. Si une femme avait le pouvoir, penserait-elle d’abord à ça ? On doit d’abord songer à la diplomatie, au dialogue, à la négociation. Mais ce n’est pas toujours le cas, puisque Margaret Thatcher s’est battue contre l’Argentine. Toutefois, elle devait prouver qu’elle n’était pas féminine. Pourtant, être féminine, cela ne veut pas dire être faible, mais être rationnelle.

Est-ce que votre expérience au Louvre vous a donné de nouvelles idées pour un livre ?
Pas encore. Je suis en train de terminer l’écriture d’un ouvrage. Mais cela m’a donné de nouvelles idées pour d’autres types de projets. Il y aurait des opportunités à publier les peintures et les textes des poètes « Slam », toute cette matière qui est née de cette rencontre, de continuer à donner vie à cette expérience en France. Moi-même, je sais que j’ai été poussée à penser d’une manière différente et nous verrons ce qu’il en naîtra.

Y a-t-il une exposition que vous avez vue récemment et qui vous a marquée ?
Depuis dix-huit mois, je me concentre sur ce projet avec le Louvre et je n’ai presque rien fait d’autre. J’ai seulement été interloquée par les prix de l’art dans les ventes aux enchères. Je suis allée à Chicago chez une femme qui a réaménagé sa maison pour accueillir un mobile de Calder et c’était bien. Mais, il y a quelque chose dans l’acquisition qui est très frustrant, dans cette propriété privée qui me perturbe.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°248 du 1 décembre 2006, avec le titre suivant : Toni Morrison, écrivaine

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