Robert Storr : « Aider l’art à entrer dans le monde »

Le Journal des Arts

Le 1 août 2007 - 2015 mots

Robert Storr a choisi de placer la 52e Biennale de Venise sous le signe de « Penser avec les sens, ressentir
avec l’esprit. L’art conjugué au temps présent ». Entretien avec le commissaire qui convie l’Afrique.

Robert Storr est le premier directeur américain de la Biennale de Venise. Cet universitaire a été, durant douze ans, le conservateur en chef du département des peintures et sculptures du Museum of Modern Art de New York, où il a consacré des expositions notamment à Gerhard Richter et à Robert Ryman. Il est depuis juillet 2006 le doyen de la Yale University School of Art (New Haven, Connecticut). Bien accueilli par les artistes et critiques, Robert Storr a orienté les préoccupations de la Biennale vers la Turquie et l’Afrique, pays ou régions qui disposent de leur propre pavillon pour la première fois. Mais sa mission ne s’est pas déroulée sans heurts : le directeur général de la Biennale, Renato Quaglia, a récemment donné sa démission afin de protester contre des dépenses jugées excessives, et le premier pavillon africain de la Biennale a suscité des controverses (lire le JdA no 256, 30 mars 2007, p. 40). À la veille de l’inauguration de la Biennale, Robert Storr nous a accordé un entretien.

La Biennale de Venise 2007 vise, selon vos propres termes, à « être orientée vers le futur ». De ce point de vue, il semble que beaucoup d’artistes âgés figurant dans cette édition pourraient être vus comme des modèles proposés aux générations futures. Comment concilier cela avec le travail de nombre de jeunes artistes actuels qui semblent s’écarter de l’esprit utopique de l’avant-garde, au point presque de parodier l’art ?
Je suis réaliste, ou m’efforce de l’être. Cela revient à dire que je prends avec scepticisme les idées reçues, les grands mots et l’idéalisme naïf. Comme un authentique « soixante-huitard » de la politique et de l’art, j’ai connu cela, ce qui explique en partie mon intérêt pour des gens comme Richter, [Sigmar] Polke et [Raymond] Pettibon. Mais je ne suis pas un cynique […]. Cependant, je ne vois aucune raison fondamentale pour congédier l’art abstrait, minimal ou conceptuel comme relevant d’un art moderne désespérément dépassé. Au contraire, c’est le dialogue entre les artistes qui travaillaient ainsi et les plus jeunes qui leur ont emprunté certains mots ou idées et ont orienté les premiers dans de nouvelles directions qui a constitué un phénomène si intéressant, dans la dernière décennie et même précédemment. Pour ce qui concerne mon exposition, j’y établis une relation entre Felix González-Torres et Sol LeWitt et Robert Ryman […] ; entre Rosario López Parra et la sculpture minimaliste […], entre Marine Hugonnier et Ellsworth Kelly […]. La satire paresseuse est des plus communes aujourd’hui et les collectionneurs paresseux en veulent toujours davantage, mais ils découvriront sans tarder à quelle vitesse elle s’évente, comme les conversations qu’elle alimente. Des confrontations sérieuses entre le travail des jeunes générations et celui toujours actif des précédentes, voilà où est l’avenir de l’art comme il l’a toujours été. Cela passe par un regard qui modifie et élargit notre perception des ramifications formelles et conceptuelles des œuvres des aînés […].

Une tendance actuelle, surgie en Europe surtout après l’effondrement des idéologies dans les années 1990, privilégie la « dénonciation » politique et sociale. Cette dernière est-elle représentée dans votre exposition ?
Il n’y a pas eu effondrement mais mutation des idéologies, elles nous cernent et nous menacent plus que jamais. Qu’a donc dit Fernando Pessoa ? « Une idée naît, une autre meurt. La vérité n’est ni venue ni partie, c’est l’erreur qui a changé. » C’est ce qui, de la façon la plus simple, est arrivé en politique, l’ancienne guerre froide entre l’Est et l’Ouest opposant « liberté » et « totalitarisme » est devenue la guerre chaude opposant « liberté » et « terreur ». J’ai vu de mes propres yeux, de chez mon voisin, l’embrasement et l’effondrement du World Trade Center et je n’ai aucune illusion sur la réalité de la menace terroriste. Mais comme j’habite un quartier de Brooklyn où vit une population nombreuse et diverse issue du monde arabe, je ne souffre pas non plus de la peur délirante qui voit des ennemis réels ou potentiels en chaque homme barbu ou coiffé d’une calotte comme en chaque femme munie d’un foulard.
En même temps, je tiens pour certain que la militarisation de la société civile, les entorses aux traités internationaux sur les droits de l’homme et les violences infligées aux prisonniers dans les camps de détention sont loin de la « liberté ». Cela dit, je n’ai pas cherché à faire une Biennale politique. Beaucoup de nos artistes majeurs se lancent néanmoins dans des travaux concernant l’état de fait dur et dangereux que nous avons été persuadés d’accepter comme nécessaire et même normal, et qui implique non seulement les guerres présentes ou passées, mais les migrations forcées, et l’intégration ratée de populations considérables. Et cette exposition offre beaucoup d’autres signes du temps du même genre, troublants ou souvent à faire honte […].

Comment avez-vous choisi les jeunes artistes présentés dans l’exposition ? Souhaitiez-vous dégager une tendance dominante ou plutôt présenter un échantillonnage international ?
Lancer des tendances, suivre la vague, voire flairer ou anticiper le goût ne m’intéresse pas beaucoup. Aujourd’hui, ce que font les artistes est tellement varié et si largement dispersé qu’il est réellement futile de se préoccuper comme jadis de « tendance artistique majeure », ou même, pour être plus polémique, de vérité majeure. Si l’on pense comme moi que l’art ressemble à un vaste estuaire composé de nombreux bras de largeur, de profondeur et de débit différents, la conclusion à en tirer est de ne pas suivre seulement les bras les plus larges et les plus rapides. Il faut explorer aussi les plus étroits et les plus lents, parfois plus profonds aussi, ou ceux qui prennent des directions surprenantes et mystérieuses. Comme il y a maintes façons de cartographier un tel espace mais aucun moyen de le parcourir dans sa totalité, ma stratégie a été de tenter de suivre un courant après l’autre d’une façon qui communique le sentiment de l’ensemble du paysage, en attachant mon attention à certaines des régions et zones les plus intéressantes, mais non à toutes. Ce faisant, [j’espère] faire comprendre qu’il y a davantage à voir que ce que je m’efforce de montrer, et qu’il vaudrait la peine de revisiter cet estuaire à partir de n’importe quel point, ou en suivant d’autres directions.
Je formule évidemment là des jugements indiquant où regarder ce qu’il y a de mieux, mais je ne cherche aucunement à suggérer que c’est le seul regard possible, et que tout le reste est secondaire et à ignorer. […]

Y a-t-il des artistes ou courants qui émergent en dehors du circuit principal de l’art contemporain ?
Je n’admets tout simplement plus l’idée qu’il existe un circuit principal de l’art, même si je vis à New York, et si je vois bien ce que vous entendez par là. Il y a des centres où l’on publie beaucoup, où se concentrent un grand nombre de musées et de galeries – les villes du marché –, mais l’art important et influent se crée aujourd’hui partout, comme c’est le cas depuis longtemps. Il est de moins en moins indispensable pour les artistes de vivre dans les ghettos artistiques de l’une ou l’autre des villes les plus actives. Les voyages et l’Internet permettent désormais de travailler n’importe où et de rester connecté, une fois rompu le cercle magique que forment le pays ou le continent dont on est issu. Cela dit, l’Amérique latine est très intéressante depuis maintenant quatre-vingt-dix ans ; le développement du modernisme y a été très précoce, les musées et le marché ont seulement tardé à mesurer pleinement ce qui s’y produisait, et qui s’accélère aujourd’hui. L’Afrique est immense et diverse, mais l’activité y croît, malgré l’important retard dont souffre l’infrastructure artistique. Cela vaut aussi pour l’Inde, et j’avais souhaité avoir cette année un pavillon pour ce pays, comme nous l’avons mis en place pour la Turquie et l’Afrique. La réalité est qu’aucun spécialiste sérieux d’art contemporain ne peut se permettre de se cantonner en un lieu ou de se limiter à un seul type d’œuvres en plusieurs lieux. […]

Le système de l’art a changé radicalement dans la dernière décennie et l’art contemporain a aujourd’hui une popularité inouïe. Mais le terme « avant-garde de masse » n’est-il pas paradoxal ?
Bien entendu. Mais l’« avant-garde » n’est pas un style ou une marque déposée, c’est une attitude délibérément assumée par une certaine frange d’artistes et de critiques d’art. Vous m’interrogiez tout à l’heure sur la posture cynique de certains artistes contemporains ; s’il y a quelque chose que ces derniers mettent bien en doute, c’est que l’art peut restaurer la réalité, comme ont pensé la plupart des avant-gardes. Par exemple, l’œuvre de Luca Buvoli qui ouvrira l’exposition à l’Arsenal propose un regard rétrospectif doux-amer sur le futurisme, avec des versions « animées » en trois dimensions de graphismes futuristes, des entretiens des filles de Filippo Tommaso Marinetti dans leur vieillesse, et la lecture de son Manifeste par des vieillards cardiaques. J’espère que le public comprendra que cette œuvre vise la manière dont les lubies et enthousiasmes populaires échouent à donner vie à leurs prétentions ou à réaliser leurs prédictions. Marinetti est l’exemple classique de l’artiste d’avant-garde qui, par l’intermédiaire du fascisme, a trouvé un public de masse.

Autre contradiction, quand tant de conversations tournent ici autour de la mondialisation, pourquoi la demande de pavillons nationaux à la Biennale de Venise s’accroît-elle à chaque édition ?
Je reste très perplexe vis-à-vis de l’idée de « culture nationale », il suffit de penser aux crimes politiques et artistiques commis au nom du nationalisme culturel au cours des XIXe et XXe siècles ! […] Au XIXe siècle, la dissolution de l’Empire austro-hongrois a produit une vague de ce nationalisme largement revendicatif, tout comme, au XXe siècle, la fin de l’ère coloniale. Mais la réalité est que la plupart des artistes envisagent leur travail dans un cadre explicitement international, ce qui n’est évidemment pas la même chose qu’une mondialisation homogénéisante. Dans l’exposition, cela est vrai de nombre d’artistes : Adel Abdessemed est né en Algérie mais vit en France, à l’instar Philippe Parreno ; Yto Barrada, née en France, vit néanmoins au Maroc ; Marine Hugonnier, née en France, travaille en Angleterre ; Tatiana Trouvé, de parents sénégalais et italien, est née en Italie mais travaille et vit à Paris…, et il ne s’agit là que du contingent « français » de la Biennale. Un certain nombre d’artistes s’en prennent à l’exil, à l’expatriation et à la délocalisation dans leur travail. L’art s’est ainsi emparé des problèmes réels que pose une conception de l’art en termes foncièrement nationaux. Ce qui est certain, c’est que se rendre dans une manifestation internationale pour compter les représentants de chaque pays comme dans un panel de sondage ne constitue pas une façon très éclairante d’approcher la question.

Quels sont aujourd’hui les rôles et les ambitions de la Biennale de Venise ?
La Biennale et tous les multiples rejetons qu’elle possèdent dans le monde entier obéissent à de nombreuses forces qui les motivent et les conditionnent : nationalismes, fiertés nationales, intérêts touristiques, et beaucoup d’autres encore. Leur raison d’être, ou du moins la raison pour laquelle des gens comme moi y collaborent, c’est que ce type d’exposition offre une scène pour un public volontaire composé de multiples sous-groupes – enfants des écoles, étudiants, observateurs attentifs de l’art contemporain, observateurs plus distants, curieux, sceptiques, amateurs d’art et leurs contraires, et artistes aussi bien sûr. C’est un lieu où les œuvres dialoguent entre elles, et les gens entre eux. Les biennales sont des forums où les images précèdent les mots, sauf quand les images sont des mots. Elles sont aussi proches que nous pouvons l’être, la plupart du temps, d’un espace démocratique dévolu à l’art contemporain, même si, bien sûr, nous avons beaucoup à faire pour abaisser les barrières empêchant l’implication totale du public. Ces événements ne sont pas faits pour le monde de l’art, mais pour aider l’art à entrer dans le monde, c’est du moins la raison qui me pousse à m’en occuper.

52. EXPOSITION INTERNATIONALE D’ART

Du 10 juin au 21 novembre, Giardini di Castello, Arsenal, Venise, tlj 10h-18h, Giardini fermés le lundi (sauf le 11 juin), Arsenal fermé le mardi (sauf le 12 juin), rens 39 041 5218711, www.labiennale.org

Un Lion d’or pour Malick Sidibé

Le Lion d’or de la 52e Biennale d’art de Venise pour honorer l’ensemble d’une carrière a été attribué à Malick Sidibé. Né à Soloba, au Mali, en 1936, le photographe est le premier artiste africain à recevoir cette récompense.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°261 du 8 juin 2007, avec le titre suivant : Robert Storr : « Aider l’art à entrer dans le monde »

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