Rétrospective

Toute la mesure du monde

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 1 août 2007 - 736 mots

Avec un focus sur la décennie 1960 de Bruce Nauman, le Castello di Rivoli revient sur les années de formation d’un esprit brillant, qui a très vite posé les principes de son œuvre.

 Rivoli - Comment prendre la mesure du monde ? Peut-être que Bruce Nauman, dont le Castello di Rivoli, situé près de Turin, en Italie, célèbre avec brio la création des années 1960, ne s’est jamais posé cette question comme telle. Pourtant, tout dans cette exposition porte à croire qu’elle sous-tend les fondements de son œuvre. Et que, pour l’artiste, les éléments de réponse s’appuient sur des bases simples, l’art étant fait de ce qui nous entoure (la vidéo Fishing for Asian Carp [1966], le montrant à la pêche avec son ami William Allan, est à cet égard réjouissante). Une position qui, dès le début, le pousse à intégrer à l’œuvre son processus même de fabrication.
D’emblée, la logique des interrogations de Nauman apparaît, implacable, avec un bloc de ciment qui a pour qualité essentielle d’être un moulage du vide situé sous sa chaise (A Cast of the Space under my Chair, 1965-1968). Plutôt que d’explorer les évidences qui l’environnent, les occurrences « positives » immédiatement accessibles par l’œil, l’artiste se lance, depuis « l’autre côté », dans une vaste tentative d’expérience et de compréhension de l’être, mais aussi du monde qui le façonne et l’encadre. Une quête du « négatif » dont la révélation permet d’y voir plus clair dans le maquis des significations et la complexité des processus de perception, tant visuels que physiques et psychologiques.

L’extension de soi
Entre performance et objet, se met en place un double langage que l’exposition, qui fait judicieusement alterner films et sculptures, éclaire au mieux. Aux interrogations quant au positionnement du corps dans l’espace, à ses réactions physiques et émotionnelles lors de ses déplacements, de sa rencontre avec des objets répondent des moulages abstraits, en fibre de verre ou résine, qui ne singent pas la pause ou le mouvement mais évoquent l’enveloppe.
Ici l’artiste manipule sa jambe pour faire de la sculpture (Thighing [1967]), quand plus loin est accroché un moulage agrandi de son genou (Six Inches of My Knee Extended to Six Feet, 1967). Là il expérimente des formes en prenant appui sur le mur (Wall-Floor Positions, 1968), pendant qu’on retrouve ailleurs des structures glissant du mur vers le sol (Untitled, 1965). La question de la mesure apparaît en outre récurrente, notamment avec ces néons « cartographiant » sa moitié gauche à intervalles réguliers (Neon Templates of the Left Half of My Body Taken at Ten-Inch Intervals, 1966) ou dans le dessin préparatoire à une structure abstraite pouvant contenir le quart arrière droit de son corps (Storage Capsule for the Right Rear Quarter of My Body, 1966).
Le langage de Nauman se construit sur une série d’oppositions, voire de contradictions. Elles sont manifestes dans le lien établi entre réel et abstraction. L’artiste semble y mettre à l’épreuve une « réalité abstraite » de la forme et du fond, non seulement grâce aux va-et-vient entre sculpture et performance, mais aussi par les jeux plastiques auxquels il se livre. Il prétend ainsi tirer vers l’abstraction une chaussure en la couvrant de goudron alors qu’il s’agit d’un morceau de bois qui prend l’aspect d’une chaussure… rendue abstraite (Abstracting the Shoe, 1966).
Ces oppositions se retrouvent activées dans la question de l’exposition de soi. Certes, Nauman a beaucoup donné à voir de lui-même, mais s’est-il pour autant révélé ? Son célèbre film Art Make-Up (1967) – présenté au Castello dans de bonnes conditions, avec quatre projections simultanées dans un carré –, permet d’en douter, tant il apparaît que l’artiste se cache et se constitue un masque. De même son nom écrit en néon est-il rendu illisible par la déformation (My Last Name Exaggerated Fourteen Times Vertically, 1967). L’extension de soi au-delà du corps que constituent cette œuvre et beaucoup d’autres peut se lire comme une adresse à l’universel. Une ouverture plus marquée vers l’expérience du spectateur, que symbolisent les corridors des années 1970, dont le tout premier exemple clôt l’exposition (Performance Corridor, 1969).
Cette présentation impressionnante par sa rigueur montre que Nauman a couché, en l’espace de seulement cinq années, tous les principes essentiels de son œuvre et de ses développements futurs.

A ROSE HAS NO TEETH : BRUCE NAUMAN IN THE 1960s

Jusqu’au 9 septembre, Castello di Rivoli, Piazza Mafalda di Savoia, Rivoli, tél. 39 011 9565220, www.castellodirivoli.org, tlj sauf lundi 10h-17h, ven-sam 10h-21h. Catalogue éd. University of California Press, 256 p., ISBN 978-0-520-25085-7.

Bruce Nauman

- Commissaire : Constance M. Lewallen, senior curator, université de Californie, Berkeley Art Museum et Pacific Film Archive - Nombre d’œuvres : 108 - Surface d’exposition : 840 m2

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°261 du 8 juin 2007, avec le titre suivant : Toute la mesure du monde

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