Droit

Jurisprudence

Pathologie de l’authenticité

Par Jean-Marie Schmitt · Le Journal des Arts

Le 30 juillet 2007 - 2363 mots

La Cour de cassation, suivie par les juges du fond, s’est révélée récemment plus protectrice pour les acheteurs dans les litiges sur l’authenticité.

Dans l’impressionnante somme que Stéphanie Lequette-de Kervenaoël a publiée l’année dernière sur l’authenticité des œuvres d’art (1), une partie essentielle consacrée au défaut d’authenticité a pour titre : « Les mesures curatives ». Ce qui conduit naturellement à la métaphore médicale.
Précisons d’emblée que les considérations qui suivent n’engagent pas l’auteur de l’ouvrage mentionné, plutôt optimiste sur l’état de la jurisprudence. Le condensé reproduit en quatrième de couverture du livre précise ainsi : « Comment […] les instruments forgés par un droit des obligations soucieux de sécurité juridique peuvent-ils permettre d’appréhender de manière satisfaisante une réalité aussi mouvante ? Tel est le défi que jurisprudence et doctrine ont relevé en s’appuyant sur le droit commun des obligations conventionnelles et sur le droit de la responsabilité civile. Ceux-ci se sont non seulement révélés tout à fait aptes à résoudre les difficultés soulevées par l’authenticité, mais s’en sont encore eux-mêmes trouvé régénérés. » Si le panorama pratiquement exhaustif de Stéphanie Lequette justifie sur la longue durée cette appréciation positive, les opérateurs du marché perçoivent différemment des évolutions susceptibles à court terme de les inquiéter.

Prurit pharaonique
La Cour de cassation a annulé, le 27 février 2007 (2), l’arrêt de la cour d’appel de Paris qui avait rejeté la requête en annulation, pour erreur sur la substance et/ou dol ou sa résolution pour défaut de conformité, de la vente publique d’une statue de Sésostris III, pharaon du Moyen Empire dont le catalogue rappelait la période de règne, entre 1878 et 1843 avant J.-C. L’affaire, qui portait sur une pièce d’archéologie égyptienne en pierre pour laquelle n’existe aucun instrument scientifique de datation, était techniquement complexe. Elle avait donné lieu, autour du descriptif du catalogue qui omettait de consigner une opinion dissidente sur l’objet, à une mêlée d’expertise confuse, attisée par des prises de position de la part de la presse, attirée par la personnalité de l’acheteur [François Pinault] puis par celle de l’expert.

Les étapes judiciaires de la procédure et arguments des juges sont à rappeler :
le 31 janvier 2001, le TGI (tribunal de grande instance) de Paris (1re ch. 1re sect.) rejetait la demande d’annulation. Il relevait que, « pour de telles antiquités, les critères de datation ne peuvent être appréciés avec la même exigence de rigueur que pour des œuvres plus récentes, et qu’il doit être admis une relative imprécision, lorsque celle-ci n’a pas d’influence sur la valeur historique et artistique de l’œuvre en cause ». Les juges soulignaient que « les caractéristiques de la statue telles que définies par les experts ne sont pas véritablement éloignées de celles décrites au catalogue », et observaient que l’acheteur « ne démontre pas en quoi la circonstance particulière selon laquelle la statue devait être datée du règne du souverain […] était un élément déterminant de leur choix ».
Quant à l’éventualité d’un dol, lequel pourrait « être constitué par la réticence du vendeur à fournir certaines informations, il convient de rechercher […] si l’absence de mention au catalogue des doutes émis par le professeur W. revêtait un caractère fautif ». Le TGI relevait que cette opinion dissidente était la seule, que l’expert disposait d’une autre expertise approfondie qui avait authentifié la statue antérieurement à la vente et qu’il n’existe pas « une véritable controverse artistique, lorsque, seule, une personne, non soutenue par d’autres spécialistes de la matière considérée, est l’artisan du doute émis ».

Sur ce second argument, il était possible à l’époque de faire le rapprochement avec la controverse publique autour du tableau de Van Gogh Le Jardin à Auvers (rendu célèbre par l’indemnité de 145 millions de francs que l’État avait été condamné à verser à son propriétaire). La campagne de presse mettant en doute la « sincérité » du catalogue de vente pour avoir omis de mentionner que le tableau avait pu passer entre les mains d’un peintre à la réputation de faussaire avait conduit les acquéreurs de l’œuvre à demander sans succès la nullité de la vente (décision du TGI de Paris du 3 mai 2000 ultérieurement confirmée en appel le 7 mai 2001 puis en cassation le 25 mai 2004).
Le 25 mars 2002, la cour d’appel de Paris (1re ch. sect. A) confirmait le jugement du TGI. Pour répondre à l’acheteur, qui rappelait que sa motivation d’achat était « la certitude d’acheter une œuvre authentique soustraite à une polémique prévisible sur son authenticité », la cour relevait que « l’authenticité de la statue, c’est-à-dire, en l’espèce, son caractère antique tel que certifié par l’expert, n’en demeure pas moins pour les acquéreurs une qualité substantielle de la chose vendue […] et qu’il appartient donc [aux acquéreurs] d’établir que la sculpture n’est pas authentique, ou, à tout le moins, qu’un doute sérieux affecte son authenticité… ». Et, sur l’argument du dol, tiré des informations du catalogue, elle observait que l’expert ayant, dans sa présentation, précisé « qu’une appréciation différente de la sienne pouvait être portée sur l’œuvre […] n’avait pas à faire état plus en détail de l’opinion [du conservateur qui contestait l’authenticité], dès lors qu’il certifiait que la sculpture était ancienne ». La cour observait en outre que les termes de la description « nécessairement très subjective » de la physionomie du pharaon représenté « ne dépassent pas ceux qu’autorise une présentation destinée à mettre en valeur l’œuvre offerte à la vente ».

L’acquéreur invoquait également un manquement du vendeur à l’obligation de conformité (art. 1602 du c. civ.) sur « l’engagement de délivrer un objet incontesté […] alors qu’il existe un doute sérieux sur l’identification [du pharaon représenté] et qu’il n’y a pas rigoureuse identité entre la chose annoncée et celle qui est délivrée ». La cour écartait l’argument en relevant l’identité de l’objet vendu et de celui présenté avant la vente, le fait que « les acquéreurs savaient que l’authenticité de la statue était susceptible d’être discutée », et enfin que, « s’agissant d’un objet antique, la datation précise est nécessairement revêtue d’un certain aléa qui en l’espèce n’est pas de nature à remettre en cause la conformité de la statue ».

Ultérieurement, le 13 octobre 2003, la cour de Paris a rejeté une requête en révision formée par l’acheteur.
Le 27 février, la Cour de cassation a annulé les arrêts de la cour de Paris.
La 1re chambre civile a cumulé l’article 1110 du code civil, qui fonde la nullité des contrats pour « erreur sur la substance », et le décret du 3 mars 1981, spécialement son article 2, dont elle a rappelé mot à mot que la « dénomination d’une œuvre ou objet d’art, lorsqu’elle est uniquement et immédiatement suivie de la référence à une période historique, un siècle ou une époque, garantit l’acheteur que cette œuvre ou objet a été effectivement produit au cours de la période de référence ». Joignant ces deux textes, la Cour de cassation a considéré que les juges d’appel s’étaient contredits en estimant que « les acquéreurs n’ont pas apporté la preuve qu’il existerait un doute tel sur l’authenticité de l’œuvre que s’ils l’avaient connu ils n’auraient pas acquis celle-ci […] alors qu’il résultait de ses propres constatations que la référence à la période historique portée, sans réserve expresse, au catalogue n’était pas exacte, ce qui suffisait à provoquer l’erreur invoquée ».

Le catalogue mentionnait la période du règne du pharaon (1878-1843 av. J.-C.) tandis que les rapports d’expertise, associant des autorités du Louvre, avaient donné une fourchette entre 1850 et 1720 av. J.-C. Ce qui, la vente datant de 1998, manifesterait une « erreur » au minimum de sept ans, au maximum de cent vingt-trois ans, à rapporter à une période de 3 841 à 3 876 ans. La cour d’appel de Paris devra à nouveau se pencher sur cette homéopathie chronologique.
En intégrant dans son appréciation le décret du 3 mars 1981, ce qu’elle a déjà fait à plusieurs reprises récemment, la Cour de cassation introduit en quelque sorte de l’objectif dans l’analyse subjective de l’erreur. A priori, c’est une sécurité supplémentaire qui invite les professionnels à une très grande rigueur dans la rédaction des descriptifs. À l’inverse, on peut s’inquiéter de la posologie extrême prescrite par cet arrêt, qui pourrait aboutir à la multiplication des réserves ou à des définitions aléatoires. Dans cette hypothèse, c’est un système d’opinion à l’anglaise qui prévaudrait.

Excuse génétiquement notifiée
La jurisprudence française, en privilégiant l’appréciation subjective de l’erreur, c’est-à-dire, schématiquement, en recherchant ce qui a déterminé le consentement des parties au moment de la vente, a multiplié les possibilités d’action. D’autre part, installant le traitement du défaut d’authenticité sur l’annulation des ventes pour vice du consentement, en particulier l’erreur sur la substance, elle a ouvert la voie au recours des vendeurs. Largement rendue publique par les différentes affaires « Poussin », de celle du tableau des Saint-Arroman préempté par le Musée du Louvre à celle des frères Pardo, la tentation du contentieux rencontre peu de freins. Notable est sans doute celui de l’erreur inexcusable. En fait, si l’erreur résulte d’une négligence, incurie ou tout autre motif imputable à celui qui l’invoque, les juges peuvent rejeter sa demande d’annulation. C’est en particulier vrai lorsque des professionnels sont demandeurs, puisqu’ils sont censés connaître leur sujet. Et sur ce point une affaire récente invite à la méfiance.

Elle concernait un expert technique, versé dans l’analyse scientifique des œuvres d’art et le dépistage des faux et contrefaçons artistiques, en particulier en matière de bronze moderne. À l’instar de nombreux professionnels, cet expert avait des activités à géométrie variable. En la circonstance, il avait pris en dépôt en 1993 pour restauration et vente éventuelle un tableau de Camille Claudel, une artiste plus connue pour ses sculptures. L’œuvre avait été achetée en Angleterre par un ayant droit de Claudel. Elle figurait dans le catalogue raisonné de Camille Claudel faisant autorité à l’époque des opérations en litige. L’expert proposa ultérieurement l’achat du tableau, qu’il revendit quelques jours après avec une marge substantielle. Mais en 1996, un nouveau catalogue raisonné de Camille Claudel était publié qui ne répertoriait plus le tableau. Sur intervention des derniers acquéreurs, l’expert reprenait l’œuvre et en remboursait le prix pour, ensuite, se retourner vers l’ayant droit. Les juges se trouvaient donc saisis d’une demande de résolution de la vente pour vice caché, requête ultérieurement requalifiée en annulation pour erreur.

La difficulté de l’affaire tenait principalement à la position des parties en litige, en particulier celle de l’expert, restaurateur et courtier à ses heures. Elle tenait aussi aux circonstances de l’achat revente ainsi qu’aux documents probants soumis à l’examen des juges, notamment la facture de l’ayant droit à l’expert qui semble avoir été établie par ce dernier.
Pour compliquer le contexte, les juges saisis devaient statuer sur la demande de l’un de leurs « ressortissants » puisque l’expert était inscrit sur la liste des experts de la cour d’appel territorialement compétente, comme d’ailleurs sur celle des experts nationaux près de la Cour de cassation.

Le 19 janvier 2001, la cour d’appel de Versailles avait rejeté la demande de l’expert. Elle avait considéré que l’erreur invoquée était inexcusable après avoir pris en compte « les titres de restaurateur d’œuvres d’art et d’expert agréé, sa spécialité de dépistage des faux et des contrefaçons artistiques mentionnée sur ses documents professionnels ». Mais elle avait aussi considéré les circonstances de l’acquisition à la suite d’une visite « afin d’expertiser trois œuvres en bronze de Camille Claudel pour lesquelles [l’expert] a dressé un certificat, son travail sur la toile reçue en dépôt-vente, et la revente qu’il a faite de celle-ci dès le 10 mars 1993, pour un prix nettement supérieur à celui de son acquisition ».
La solution paraissait classique, mais la Cour de cassation, sur pourvoi de l’expert, a cassé cette disposition le 14 décembre 2004 (3) en observant que l’expert « était intervenu à des fins autres qu’une certification de la toile litigieuse, déjà formellement reconnue comme “étant de” par une experte et spécialiste de ses œuvres, et que cette authentification n’était en rien démentie à l’époque de la vente ».

La cour d’appel de Paris, à laquelle la Cour de cassation a renvoyé l’affaire, a statué le 23 janvier 2007 (4). Dans le droit-fil de l’arrêt de cassation, les juges d’appel évacuent les circonstances en relevant que « si les parties présentent des relations contraires des circonstances de l’acquisition [par l’expert], aucun élément de preuve ne permet de les départager, seuls les documents commerciaux relatifs aux actes en cause étant produits ». Considérant que la facture « qui porte la signature pour accord [du vendeur] mentionne expressément l’attribution à Camille Claudel » et relevant en outre que l’expert s’était fait remettre un certificat de l’auteur du catalogue raisonné « en vigueur », la cour en déduit que l’authenticité du tableau était bien la qualité substantielle visée par l’expert/acquéreur/revendeur et qu’il pouvait donc s’en prévaloir. Et, pour trancher la question de l’erreur excusable, la cour relève successivement que la rareté des peintures de Camille Claudel « rend difficile [leur] authentification », et que l’expert « spécialisé en bronze, bois dorés et sculptés dorés et polychromes, et non en peinture, ne disposait d’aucun indice lui permettant d’anticiper [le] doute ». Elle ajoute qu’en « présence d’une toile vendue par le neveu de l’artiste, authentifiée par sa petite-nièce, spécialiste de son œuvre, et précédemment prêtée comme telle à l’occasion de plusieurs expositions internationales, il n’a pas fait preuve de négligence en n’exigeant pas de démonstration supplémentaire de son authenticité et n’a donc pas commis d’erreur inexcusable ».
En quelque sorte, une excuse génétiquement notifiée.
La cour de Paris s’en tient donc à une conception littérale de l’erreur inexcusable. Logique en droit, puisque cantonnée à l’appréciation de l’erreur, suivant la stricte orientation fixée par la Cour de cassation, cette décision n’aboutit-elle pas toutefois à restreindre encore le pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond ? Parce que, si l’équité n’entre pas dans les règles de droit sur lesquelles les juges du fond peuvent asseoir leurs décisions, c’est tout de même de l’équité qu’attendent les justiciables.
In fine, le rôle curatif des juges du fond en matière d’authenticité risque de basculer de la régulation à l’enregistrement des ordonnances de la Cour de cassation, laquelle verra tous les litiges artistiques importants remonter vers elle. La circulation des litiges en la matière est déjà fort longue (neuf ans pour chacune des deux affaires relatées) ; la thrombose guette…

(1) Stéphanie Lequette-de Kervenoaël, L’Authenticité des œuvres d’art, L.G.D.J., Bibliothèque de droit privé, 675 p., Paris, 2006, 52 euros, ISBN 2-275-02707-6.
(2) Cass. civ. 1, 27 févr. 2007, no pourvoi 02-13420.
(3) Cass. civ. 1, 14 déc. 2004, no pourvoi 01-03523.
(4) Cour d’appel de Paris, 1re ch. sect. A, 23 janv. 2007, no RG 05/03915.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°259 du 11 mai 2007, avec le titre suivant : Pathologie de l’authenticité

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